Abstract :
[fr] Dans de nombreux cercles européens, le principe de précaution est interprété comme un outil stratégique, une réponse politique à l’émergence d’un flux nouveau d’incertitude sociétale, dirigé principalement vers les hésitations du monde scientifique (Noiville, 2003 ; Kourilsky et Viney, 2000 ; Brunet et al., 2007, 2011). Néanmoins, le principe de précaution n’a pas que des partisans. Dès le départ, il a fait l’objet de vives critiques qui se sont amplifiées suite au moratoire imposé par les autorités européennes sur les organismes génétiquement modifiés (OGM) et aux effets qu’il a induit sur le commerce international. Dans des cercles académiques, également en Europe, des critiques se sont récemment élevées et elles ont considéré que le principe de précaution n’était « qu’une conjuration orientée, partielle de l’incertitude » (Kervasdoué, 2011, p.226) et qu’il avait « des conséquences et des coûts matériels et humains exhorbitants » (Bronner et Gehin, 2010, p.6). Bronner et Gehin déclarent n’être « pas opposés au principe de précaution, qui bien souvent est l’expression de la sagesse même » mais qui mettent en garde contre le danger du précautionnisme, « la face obscure et malfaisante du principe de précaution […] qui est le fait idéologique majeur de ce début de millénaire » (p.6). Bien qu’ils démontrent de manière convaincante pourquoi il faut se méfier du précautionnisme, ils ne donnent aucune indication pour permettre au principe de précaution de constituer une règle d’action politique qui remplisse les exigences pour lesquelles il a été créé sans glisser sur un terrain idéologique. La présente contribution vise à expliquer l’émergence du principe de précaution en le mettant en perspective dans une société du risque (Beck, 2001). Bien que les questions scientifiques sur lesquelles portent le principe de précaution soient le plus souvent des défis globaux, nous plaidons pour que son application soit analysée non pas de manière générale mais en fonction d’éléments variables liés à des cultures politiques particulières (Jasanoff, 2005). Nous illustrons notre propos en traitant des biotechnologies et de l’argument de la précaution tel qu’il a pu exister aux Etats-Unis, en Europe et en Amérique latine.
Dans un second temps, nous nous basons sur une étude de cas sur le soja génétiquement modifié en Argentine pour explorer et confirmer le diagnostic de Bronner et Gehin sur l’intrumentalisation idéologique de la précaution : il semble effectivement que dans certains cas le précautionnisme flirte avec le conspirationnisme ou le néo-populisme. Pour les opposants au principe de précaution, cela pourrait signifier que le principe manque de légitimité politique et devrait se limiter à être un vecteur structurant la démarche scientifique. De notre point de vue, l’échec du moratoire sur les OGM à la conférence d’Asilomar puis l’émergence d’une science stratégique globale nous conduisent à penser qu’il ne faut pas en finir avec le principe de précaution. Malgré ses imperfections, le principe de précaution permet aux décideurs d’appeler à des compléments d’expertise, d’évaluer des alternatives et de mettre clairement en évidence les choix politiques entre différents mondes possibles qui sont faits en situation d’incertitude scientifique. Nous concluons qu’il est impossible d’évacuer l’idéologie de la science ou la politique, mais il est possible de mettre davantage en relief le caractère ouvert, indéterminé et culturellement ancré des décisions politiques en situation d’incertitude.