Abstract :
[fr] Longtemps cantonné aux récits de science-fiction, l’utérus artificiel – ou ectogenèse – constitue désormais un champ de recherche actif. Ce qui relevait hier encore de la spéculation devient aujourd’hui une réalité scientifique en cours de perfectionnement. Ainsi, l’utérus artificiel « partiel » pourrait, à brève échéance, intégrer la pratique médicale en néonatologie pour améliorer la prise en charge des grands prématurés. Quant à l’utérus artificiel « total » – permettant de mener intégralement à terme la gestation d’un embryon humain hors du corps maternel –, sa concrétisation demeure encore techniquement hors de portée, mais figure parmi les scénarios envisagés sérieusement par la communauté scientifique. Une telle évolution suscite dès à présent d’importantes interrogations juridiques et éthiques.
L’ectogenèse bouscule tout d’abord les repères juridiques traditionnels liés à la vie prénatale. Elle déplace les seuils de viabilité et rend incertaine la distinction, jusqu’ici fondamentale, entre fœtus, prématuré et nouveau-né. Ce glissement risque d’affecter indirectement le régime juridique de l’interruption volontaire de grossesse, fondé dans certains cas sur un postulat de non-viabilité extra-utérine, et interrogent la cohérence des seuils légaux qui distinguent le licite de l’illicite en matière de protection de l’enfant à naître. Par ailleurs, l’utérus artificiel oblige à repenser le statut juridique de l’embryon et du fœtus, notamment dans l’hypothèse de recherches menées sur des sujets en développement complet hors du corps maternel.
Cette technologie reconfigure ensuite les rapports entre la personne enceinte, l’enfant et la société. L’utérus artificiel total, en opérant une dissociation entre grossesse et gestation, rendrait possible une maternité affranchie de toute expérience physique de la grossesse. Une telle évolution suscite deux lectures radicalement opposées. D’un côté, il pourrait s’agir d’un instrument d’émancipation, libérant les femmes des contraintes physiologiques et sociales liées à la maternité, offrant de nouvelles possibilités aux personnes stériles ou aux couples avec désir d’enfant mais rencontrant des problèmes de fertilité et les femmes pour lesquelles la grossesse est médicalement impossible ou dangereuse. De l’autre, certains y voient une dépossession de la maternité, ouvrant la voie à une instrumentalisation technologique de la procréation et à un risque de marchandisation de la gestation, voire du fœtus.
Enfin, qu’il soit « partiel » ou « total », la perspective de l’utérus artificiel soulève des dilemmes éthiques majeurs : devrait-on prolonger, grâce à la technologie, une gestation interrompue par une anomalie fœtale grave ? Faut-il autoriser le transfert volontaire d’une grossesse pour des raisons de confort ou d’organisation sociale ? Quelles limites poser à l’utilisation de cette technologie dans un contexte où l’accès physique au fœtus facilite potentiellement des interventions ou recherches poursuivant des objectifs non thérapeutiques ? Ces interrogations s’accompagnent aussi d’enjeux socio-économiques. En réduisant le recours aux soins lourds et prolongés liés à la prématurité, l’utérus artificiel pourrait être présenté comme un moyen de réaliser des économies pour le système de santé.
Tous ces questionnements imposent une réflexion transversale et globale du droit, dès lors que l’utérus artificiel met en cause certains fondements anthropologiques de celui-ci. En dissociant la grossesse du corps maternel, il oblige en premier lieu à reconsidérer les repères juridiques de la filiation, de la maternité et de la paternité, mais aussi, plus largement, la notion même de ce qu’est un être humain en devenir. Le statut de l’embryon et du fœtus, la frontière entre viabilité et personnalité juridique, ainsi que le principe d’indisponibilité du corps humain sont appelés à être réévalués. À cela s’ajoute le cadre des droits fondamentaux – au premier rang desquels le droit à la vie privée et familiale – qui fonde la liberté des choix reproductifs tout en imposant des garde-fous face à une possible instrumentalisation de la procréation. Autrement dit, cette technologie ne se contente pas de bousculer des normes existantes, elle interpelle le droit dans ses fondements mêmes.
C’est donc à l’aune de ces bouleversements fondamentaux que notre exposé propose d’analyser l’utérus artificiel comme une technologie disruptive, propre à ébranler les repères juridiques de la (pré-)natalité avant même d’être opérationnelle. Une interrogation en particulier traversera, en filigrane, l’ensemble de notre réflexion : le droit peut-il penser les innovations avant qu’elles ne s’imposent ? En mobilisant les acquis de la bioéthique et du droit, l’objectif de notre propos est de nourrir un débat scientifique et social éclairé avant que l’utérus artificiel ne passe du laboratoire au monde réel.