Abstract :
[fr] À quoi tiendrait en littérature la capacité de trouver l’idée nouvelle ? Contre les théories du grand Génie – innéistes et fixistes –, qui nous ont à la longue un peu écœurés par leur improbabilité, on défendrait aujourd’hui plus spontanément l’idée que l’invention efficace ne doit pas tout à la maitrise d’une seule personne, même dotée de talents incommensurables, et qu’elle abrite toujours sa part d’aléatoire. Bien sûr les habiletés sont requises chez celui ou celle qui espère suivre des pistes inédites, mais les innovations littéraires peuvent aussi sembler jaillir d’elles-mêmes, du seul exercice de la langue. Dans son livre "Inventer en littérature. Du poème en prose à l’écriture automatique" (2015), Jean-Pierre Bertrand indique comment l’esthétique moderne a progressivement neutralisé le modèle naïf mais insistant du Génie, suivant de près la mise en place d’un modèle inédit de l’invention, que trahissent ou construisent les textes analysés. L’enquête proposée ouvre en ce sens le problème de la place de l’aléatoire dans l’écriture, citant en renfort Apollinaire (« Point d’idéal : la surprise, l’invention, c’est-à-dire le bon sens toujours surprenant, toujours imprévu, c’est-à-dire la vérité » ) ou Alphonse Allais (« C’est drôle comme ça vous vient, une invention… au moment où on s’y attend le moins ! » ). Mais accepter la contingence voire l’hyper-contingence du moment de la trouvaille suppose de considérer d’autres problèmes se présentant à ceux qui cherchent à faire œuvre. En littérature comme ailleurs. Comment assurer l’invention ? Que faire en l’attendant ? Puisqu’elle parait redevable de toutes les imprévisions du temps et des circonstances, ne serait-on pas dépendants d’une sorte de météorologie de l’invention, toujours instable (un système d’attente : on scrute le ciel, espérant que les lumières – ou la foudre – de l’idée nouvelle trouent le brouillard des évidences) ? Qu’attend-on au juste ? L’élection au titre de Génie ? La Grâce, qui récompense la patience ? L’inspiration ? L’accident rare ? Ce qui des « hauteurs » (mais lesquelles ?) nous tombe dessus, descend à nous ? Les analyses documentées de Jean-Pierre Bertrand offrent un regard alternatif et panoramique sur ce mythe de la Grâce créatrice. Son ouvrage complique le tableau, et dessine les contours d’une modélisation accidentée de l’invention, hors platitudes. Ses propositions à la fois restaurent les théories de l’invention issues de la modernité littéraire et en même temps accentuent toutes leurs ambivalences. En examinant les différentes représentations du travail de l’écrivain (et singulièrement dans l’esthétique amorcée au 19e siècle), J.-P. Bertrand évalue finement la distance qu’elles prennent (ou non, ou seulement en apparence) avec le mythe de l’inspiration géniale.