Quand les corps se redressent. Résistances, pratiques et imaginaires d’autodéfense en migration au Maroc

Delescluse, Annélie

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Quand les corps se redressent. Résistances, pratiques et imaginaires d’autodéfense en migration au Maroc

Delescluse, Annélie

2024 • In Politique Africaine

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Keywords :

Migration, Maroc, auto-défense, violence, résistance, religion; sorcellerie

Abstract :

[fr] À partir d’une enquête de terrain menée entre 2016 et 2020, cet article porte sur des pratiques et des imaginaires d’autodéfense observés chez des migrants d’Afrique de l’Ouest et centrale (dits subsahariens) résidant au Maroc. Ces actions individuelles ou collectives (manifestations politiques, saccage de matériels, grèves de la faim, etc.) leur permettent de survivre et de résister face à une déshumanisation qu’ils dénoncent de façon constante. L’article propose aussi d’analyser dans quels contextes l’usage de la force prend des formes ambiguës, en s’apparentant à des règlements de compte, voire à des pratiques de vigilantisme, dans un contexte marqué par une désillusion vis-à-vis du sort des migrants noirs dans les pays du Maghreb.

Disciplines :

Anthropology

Author, co-author :

Delescluse, Annélie ; Université de Liège - ULiège > Institut de recherche en Sciences Sociales (IRSS) > IRSS: Laboratoire d'Anthropologie Sociale et Culturelle

Language :

French

Title :

Quand les corps se redressent. Résistances, pratiques et imaginaires d’autodéfense en migration au Maroc

Publication date :

2024

Journal title :

Politique Africaine

ISSN :

0244-7827

Publisher :

Politique Africaine, France

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Afin de bénéficier des partenariats financiers européens et de l’aide au développement, le Maroc s’est engagé dans le renforcement des contrôles aux frontières en s’inspirant des politiques migratoires européennes. La repression militarisée, qui vise en particulier les migrants d’Afrique de l’Ouest et centrale, et la forte médiatisation du phénomène renforcent le mythe de l’invasion alors que de nombreux travaux scientifiques soulignent leur faible nombre dans la migration internationale globale. Au Maroc, en 2014, il y a 86000 résidents étrangers, dont 40 % sont Européens et 27 % Africains (Haut-Commissariat au Plan, Recensement général de la population et de l’habitat,2014). Il existerait entre 20000 et 40000 migrants en situation irrégulière. Ce chiffre est une estimation.
C’est principalement le cas dans les quartiers périphériques des villes - comme le douar Doum - où la population marocaine se sent, elle aussi, victime d’exclusion et de discriminations de la part des pouvoirs publics. Sur ce sujet, voir C. Sadai, « Racisme anti-Noirs au Maghreb: dévoilement(s) d’un tabou», Hérodote, n° 180, 2021, p. 131-148; M. El Miri, « Devenir “noir” sur les routes migratoires. Racialisation des migrants subsahariens et racisme global», Sociologie et sociétés, vol. 50, n° 2, 2018, p. 101-124; R. Chekkat, « Négrophobie. Les damnés du Maghreb» [en ligne], Orient XXI, 11 août 2020, , consulté le 17 juin 2023; T. N’Diaye, Le génocide voilé. Enquête historique, Paris, Gallimard, 2008; I. Mrad Dali, « Migrations et construction des identités minoritaires en Tunisie à partir de la fin du 19e siècle: le cas des Noirs tunisiens d’origine “tripolitaine”», Civilisations, n° 68, 2019, p. 19-46; I. Mrad Dali, « De l’esclavage à la servitude. Le cas des Noirs de Tunisie», Cahiers d’études africaines, n° 179-180, 2005, p. 935-956. 7. S. Bredeloup, « L’aventurier, une figure de la migration africaine», Cahiers internationaux de sociologie, n° 125, 2008, p. 281-306.
En 2013, le roi Mohammed VI appelle à une gestion plus humaine des migrants, en s’inspirant des recommandations du Conseil national des droits de l’homme (CNDH) et suite à la pression de la société civile. La première phase de la SNIA (Stratégie nationale d’immigration et d’asile) s’illustra par deux opérations de régularisation exceptionnelle qui permirent qui permirent la régularisation d’environ 40 000 personnes. Les avis favorables formulés par la CNDH (Cour nationale des droits de l’homme) n’ont pas automatiquement conduit à l’obtention de cartes de séjour. De plus, les renouvellements des titres de séjour au-delà d’un an ont posé problème. La nouvelle politique migratoire constitue surtout un levier diplomatique d’intégration continental pour le Maroc. Voir J.-N. Ferrié, « Contraintes et limites de la politique migratoire marocaine», Migrations Société, n° 179, 2020, p. 109-113. Sur la cinquantaine de personnes suivies, dix ont obtenu une carte de séjour au cours d’une des deux campagnes.
Ils sont majoritairement éduqués (11 ont un diplôme d’études supérieures) et entrés régulièrement sur le territoire (29 sont arrivés au Maroc par avion).
. F. D. Yene, Migrant au pied du mur, Paris, Séguier, 2010; A. M. Ndiaye, Un nègre à Tanger. Regard d’un Africain sur le Maroc, Dakar, Nouvelles éditions numériques africaines, 2015; G. R. Amougou, Dans la peau de l’immigré. La Bible de l’immigré, Éditions Sydney Laurent, 2019; U. Cabrel et É. Longueville, Boza!, Paris, Philippe Rey, 2020.
C’est le terme le plus adéquat pour restituer mon expérience de terrain, à la fois car j’ai occupé d’autres fonctions avant d’être doctorante (allers-retours au Maroc entre 2013 et 2016) et parce qu’en vivant avec les enquêtés, la participation primait sur l’observation. Sur ce sujet, voir B. Soulé, «Participation observante ou observation participante? Usages et justifications de la notion de participation observante en sciences sociales», Recherches qualitatives, vol 27, n° 1, 2007, p 133-140.
O. Schwartz, « L’empirisme irréductible. La fin de l’empirisme ?», postface à N. Anderson, Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Paris, Armand Colin, 2011, p. 335-383.
Certains quartiers sont véritablement pris en otage par des groupes de jeunes délinquants qui agressent aussi la population marocaine. Les jeunes qui agressent avec des armes blanches agissent souvent sous l’effet de psychotropes mélangés à du cannabis et de l’alcool. Le karkoubi, dite aussi «drogue du pauvre» ou «drogue de la violence», est un cocktail artisanal de valium, de colle et de haschich qui susciterait chez les consommateurs des sursauts de violence.
Notes de terrain, Rabat, septembre 2018.
C. Sadai, «Racisme anti-Noirs au Maghreb…», art. cité.
A. Delescluse, « Interactions et transactions identitaires d’immigrés noirs dans l’espace public et les centres de santé au Maroc», L’année du Maghreb, 2023 [à paraître].
Notes de terrain, Rabat, juillet 2018.
Jusqu’à fin 2013, il était fréquent que, lors des rafles organisées par la police marocaine, des centaines de migrants soient arrêtés et expulsés dans le désert, leurs passeports confisqués, sans examen de leur situation administrative. Pourtant, comme les Européens, les Maliens, les Tunisiens, les Libyens, les Ivoiriens et les Nigériens ont le droit de rester 3 mois sur le territoire marocain en toute légalité. Ces pratiques sont devenues rares dans les grandes villes marocaines mais elles persistent dans les zones frontalières des enclaves espagnoles.
Cet événement est relaté dans différents médias. Voir P.-F. Naudé, « Maroc: affrontements entre policiers et clandestins à l’ambassade du Sénégal», Jeune Afrique, 28 mai 2013; J. Chaudier, « Rafles de Subsahariens: la collaboration Maroc-Sénégal viole les droits des Sénégalais» [en ligne], Yabiladi.com, 29 mai 2013, , consulté le 18 juin 2023. Je me trouvais sur place à l’époque dans le cadre d’un stage réalisé au sein du Gadem.
F. D. Yene, Migrant au pied du mur, op. cit., p. 229.
Terme employé par les forces de l’ordre, les migrants, les médias, les associations et les chercheurs pour désigner les arrestations de migrants aux profils très variés.
C. Guenebeaud, «Le corps face à la frontière. Étude de la répression des migrants sans-papiers à la frontière franco-britannique», Corps, n° 14, 2016, p. 31.
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A. Diallo, « Politique de l’inanimé: un dispositif informel d’identification des “corps sans vie et sans papiers” au Maroc», Politique africaine, n° 152, 2018, p. 141-163. Selon l’ONG Caminando Fronteras, depuis 2018, 11 000 migrants auraient perdu la vie en tentant de rejoindre l’Espagne depuis les côtes africaines, et plus de 4 000 rien qu’en 2021. Voir « Plus de 4 400 migrants sont morts ou ont disparu en mer en tentant de rejoindre l’Espagne en 2021, selon le bilan d’une ONG espagnole», Le Monde, 3 janvier 2022.
L’information sur ce meurtre a été diffusée par des médias du monde entier et le meurtrier, un militaire en civil, a été condamné, puis incarcéré. Voir « Meurtre du Sénégalais Ismaila Faye au Maroc: le coupable serait un militaire encore en liberté» [en ligne], Ndarinfo, 16 août 2013, , consulté le 18 juin 2023. Un mois plus tard, le roi Mohammed VI appelle à une gestion plus humaniste de la migration, ce après quoi la Stratégie nationale d’immigration et d’asile (SNIA) est lancée.
Voir «Les noirs africains de Tanger se révoltent après la mort d’un migrant» [en ligne], France 24, 5 décembre 2013, , consulté le 18 juin 2023.
Ce processus de criminalisation des victimes, qui sont présentées comme des délinquants pour les décrédibiliser, est observé par Didier Fassin dans la plupart des affaires où les forces de l’ordre sont mises en cause en France, comme c’est le cas pour le meurtre d’Adama Traoré, l’agression de Théo Luhaka, mais aussi le meurtre d’Angelo Garand, un homme appartenant à la communauté des gens du voyage. Voir D. Fassin, Mort d’un voyageur. Une contre-enquête, Paris, Seuil, 2020.
F. Layachi, « Il s’appelait Toussaint-Alex Mianzoukouta» [en ligne], TelQuel, 5 juin 2020, , consulté le 18 juin 2023.
L’événement est relaté par plusieurs médias. Voir notamment «Un enseignant congolais meurt éjecté d’un fourgon de police en mouvement» [en ligne], Afriquinfos, 9 août 2013, , consulté le 18 juin 2023.
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A. M. Ndiaye, Un nègre à Tanger…, op. cit., p. 652.
Entretien avec Aristide, Rabat, juillet 2018.
P. Wagner-Egger, «Les effets psychosociaux du racisme: l’étude de la stigmatisation» [en ligne], Commission fédérale contre le racisme, 2021, , consulté le 18 juin 2023.
E. Goffman, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Éditions de Minuit, 1975 [1963]. Le stigmate est tout ce qui contrevient à la norme, c’est ce qui, lors d’une interaction, affecte l’identité sociale d’un individu et le frappe de discrédit ou de déviance.
Notes de terrain, Rabat, juillet 2018.
Notes de terrain, Île-de-France, mai 2019.
Ibid.
G. Favarel-Garrigues et L. Gayer, Fiers de punir. Le monde des justiciers hors-la-loi, Paris, Seuil, 2021, p. 26.
Entretien avec Steve, Casablanca, août 2018.
Le terme est emprunté à Frantz Fanon qui l’emploie pour analyser le mal-être et les maladies des immigrés maghrébins qui sont perçus par les médecins comme des malades imaginaires. Il rappelle la nécessité d’apporter un diagnostic de situation qui s’intéresse aux relations de l’immigré avec l’entourage (qu’il qualifie de heurts), aux occupations et aux préoccupations (le travail), à la sexualité, à la tension intérieure, au sentiment d’insécurité et aux dangers qui menacent l’immigré dans son affectivité, son activité sociale, son appartenance à la cité, à son évolution et à l’histoire de sa vie. Voir F. Fanon, «Le syndrome nord-africain», in F. Fanon, Pour la révolution africaine. Écrits politiques, Paris, La Découverte, 2001 [1952].
Bien que les centres d’appels soient considérés comme des opportunités professionnelles pour les étudiants, ils enrôlent des profils beaucoup plus variés de travailleurs (Steve est diplômé d’une licence en informatique, mais en « situation irrégulière»). Pour cette main-d’œuvre qui travaille dans les centres d’appels les moins réglementés, les conditions de travail sont à forte pénibilité et sous forte pression de compétitivité.
E. Tyszler, «“Boza!” disent aussi les femmes», Vacarme, n° 83, 2018, p. 89.
Le terme thiaman vient de l’anglais « Chairman » (président). Le thiaman occupe une place centrale dans l’organisation des passages vers l’Europe et dans les campements de fortune. Voir A. Pian, « Le “tuteur-logeur” revisité. Le “thiaman” sénégalais, passeur de frontières du Maroc vers l’Europe», Politique africaine, n° 109, 2008, p. 91-106; J. Schmitz, « Migrants ouest-africains vers l’Europe: historicité et espace moraux», Politique africaine, n° 109, 2008, p. 5-15.
Notes de terrain, Rabat, juillet 2017.
F. D. Yene, Migrant au pied du mur, op. cit.
Ville algérienne située près d’Oujda, ville frontalière de l’Algérie. La frontière terrestre entre le Maroc et l’Algérie est fermée depuis 1994.
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U. Cabrel et É. Longueville, Boza!, op. cit., p 125.
«C’est là que réside la dimension la plus mal comprise et la plus cruciale de l’oppression, Partout dans l’histoire et dans le monde, les victimes (prisonniers ou opprimés) collaborent aux formes les plus barbares de leur propre torture. Si on refuse de voir et de reconnaître cette dimension, de peur de contribuer aux stéréotypes racistes ou par sensibilité et par respect de la réputation d’une communauté, on nie l’un des principes les plus fondamentaux de l’oppression.» P. Bourgois, «Une nuit dans une “shooting gallery”. Enquête sur le commerce de la drogue à East Harlem», Actes de la recherche en sciences sociales, n° 94, 1992, p. 77.
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Entretien avec Céline, Casablanca, juillet 2018.
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