Abstract :
[fr] Il est largement reconnu aujourd’hui que le bilinguisme confère de nombreux avantages, tant sur le plan culturel, que professionnel et économique. Mais comment ce phénomène affecte-t-il notre cognition ? Malgré de nombreuses études réalisées depuis plus de 100 ans, cette question suscite toujours un réel intérêt aujourd’hui. Les premières études réalisées à ce sujet ont conclu que l’apprentissage d’une langue seconde (L2) influence négativement le fonctionnement cognitif, en particulier l’intelligence verbale (Darcy, 1953) et non-verbale (Graham, 1925; Jones & Stewart, 1951; Lewis, 1959; Saer, 1923; Wang, 1926), ainsi que les habiletés arithmétiques ou de lecture (Macnamara, 1966; Manuel, 1935). Ces effets négatifs ont été attribués à un retard cognitif résultant de l’incapacité du système cognitif d’englober des informations appartenant à la L2, en plus des informations de la 1ère langue (L1) (MacNamara, 1966). Un tournant dans le domaine apparaît avec l’étude de Peal et Lambert en 1962 qui montrent pour la première fois que le bilinguisme non seulement n’engendre pas d’effets négatifs sur le fonctionnement cognitif mais de plus confère des avantages à ce niveau. Plus spécifiquement ces auteurs montrent que l’acquisition d’une L2 influence positivement les habiletés d’intelligence verbale et non-verbale. Les résultats négatifs observés avant les années 1960 semblent être en réalité attribuables à des failles méthodologiques importantes et plus spécifiquement à une absence de contrôle de différents facteurs incluant le niveau socio-économique (SES), le niveau de maîtrise en L2 ou la L2 dans laquelle les tests étaient administrés (pour une revue voir Hakuta, 1986; Darcy, 1963).A partir de l’étude de Peal et Lambert (1962) plusieurs études (pour une revue voir Bialystok, 2011 ; Bialystok, 2015) ont mis en évidence que le bilinguisme ou la situation d’acquisition d’une seconde langue en contexte d’immersion scolaire précoce engendre des effets positifs sur le fonctionnement cognitif affectant en particulier les fonctions attentionnelles et exécutives. Le système attentionnel et exécutif englobe différents processus de contrôle cognitif dont le rôle principal est d’assurer l’adaptation des individus à des changements environnementaux (Collette, 2004). L’avantage bilingue dans des tâches attentionnelles et exécutives a été observé pour plusieurs fonctions incluant l’alerte, l’attention sélective auditive, l’attention divisée, l’inhibition interférente et de la réponse ou encore la flexibilité mentale (par exemple Costa, Hernández, Costa-Faidella, & Sebastián-Gallés, 2009; Costa, Hernandez, & Sebastián-Gallés 2008; Fernandez, Tartar, Padron, & Acosta, 2013; Fernandez, Acosta, Douglass, Doshi, & Tartar, 2014; Ibrahim, Shoshani, Prior, Prior, & Share, 2013; Liu, Fan, Rossi, Yao, & Chen, 2016; Marzecová, Asanowicz, Kriva, & Wodniecka, 2012; Nicolay & Poncelet, 2013a, 2015). Une des premières hypothèses avancées pour expliquer ces effets a été que les bilingues doivent contrôler constamment l'usage de leurs deux langues afin de s’exprimer dans la langue désirée (Green, 1998). Ce recrutement constant des habiletés attentionnelles et exécutives mènerait à un entraînement accru de celles-ci et, par conséquent, à leurs améliorations chez les bilingues. Les monolingues ne sont évidemment pas exposés aux mêmes conditions car ils ne doivent traiter qu’une seule langue.Les résultats des études ayant observé des avantages du bilinguisme ou de la situation d’acquisition d’une L2 en contexte d’immersion scolaire précoce sur le fonctionnement attentionnel et exécutif sont actuellement très controversés (Lehtonen et al., 2018 ; Paap, Johnson, & Sawi, 2015; Paap & Greenberg, 2013). En ce qui concerne l’effet du bilinguisme, des méta-analyses récentes portant sur les effets du bilinguisme sur le fonctionnement attentionnel et exécutif mettent en évidence que l’avantage bilingue sur des tâches mesurant le fonctionnement attentionnel et exécutif est en fait très réduit voire nul (pour une revue, voir Adesope, Lavin, Thompson, & Ungerleider, 2010; de Bruin, Treccani, & Della Sala, 2015; Dong, 2015; Donnelly, 2016; Grundy & Timmer, 2016; Hilchey & Klein, 2011; Paap, et al., 2015; Paap & Greenberg, 2013; Zhou & Krott, 2016). Ces résultats semblent être attribuables entre outre à un biais de publication (par exemple de Bruin et al., 2015). Ces effets semblent également être assignables à des facteurs non-contrôlés incluant la variété des tâches utilisées ou encore aux caractéristiques des bilingues testés (le niveau de compétence en L2, l’âge d’acquisition de la L2 ou la fréquence de switching langagier ; Dong, 2015; Paap & Greenberg, 2013). Parmi ces facteurs, la fréquence de switching d’une langue à l’autre a été postulée comme étant un facteur potentiellement explicatif des avantages bilingues observés au niveau attentionnel et exécutif. Les études qui ont tenté d’explorer l’effet de ce facteur sur le fonctionnement attentionnel et exécutif ont mis en évidence qu’il influence positivement les habiletés de flexibilité cognitive et d’inhibition interférente (Prior & Gollan, 2011; Verreyt Woumans, Vandelanotte, Szmalec, & Duyck, 2016). Concernant les effets de l’immersion bilingue scolaire précoce, les études réalisées mettent en évidence des effets inconsistants, certaines montrant des effets positifs (Bialystok & Barac, 2012; Kalashnikova & Mattock, 2014; Nicolay & Poncelet, 2013a, 2015) alors que dans d’autres ce n’est pas le cas (Carlson & Meltzoff, 2008; Kaushanskaya, Gross, & Buac, 2014; Poarch & Van Hell, 2012). Une étude récente (pour une revue, voir Gillet, Barbu, Trommenschlager, & Poncelet, en préparation) montre que les effets positifs d’une L2 apprise via une éducation immersive ne peuvent pas par exemple être mis en relation avec le temps passé en immersion. Ces effets devraient être d’autant plus grands si le temps passé dans un cadre immersif est important mais cela semble pas être le cas (par exemple Simonis, Galand, Hiligsmann, Van der Linden, & Szmalec, 2019; Woumans, Surmont, & Struys, 2016). Cette inconsistance pourrait être attribuée à la variété des programmes immersifs existants qui diffèrent fortement en termes de langues proposées ou de degré d’exposition à la L2 ou encore à la diversité des tâches proposées pour mesurer le fonctionnement attentionnel et exécutif. Cette diversité pourrait cacher des éventuels bénéfices attentionnels et exécutifs de l’immersion (par exemple Paap & Greenberg, 2013; Paap, Johnson, & Sawi, 2014; mais voir Simonis, 2019, thèse non-publiée, chapitre 5). Le présent projet a un double objectif. Le premier est de tenter d’établir si l’acquisition et la pratique précoces de deux langues impactent de manière durable le fonctionnement attentionnel et exécutif des bilingues quelles que soient les conditions d’utilisation ultérieure de chacune de ces deux langues en termes de fréquence de switching langagier, ou si au contraire l’influence du bilinguisme sur le fonctionnement exécutif est davantage limité et concerne uniquement des situations de bilinguisme dans lesquelles le fonctionnement exécutif des individus est en permanence massivement sollicité, comme l’est par exemple la situation de switching langagier hautement fréquent. Dans le cadre de ce projet, nous avons évalué l'effet de la fréquence de switching langagier sur les fonctions attentionnelles et exécutives pour lesquelles des avantages du bilinguisme ont été mis en évidence (alerte, inhibition de la réponse et flexibilité cognitive ; Costa et al., 2009; Costa et al., 2008; Fernandez et al., 2013; Fernandez et al., 2014; Ibrahim et al., 2013; Liu et al., 2016; Marzecová et al., 2012; Nicolay & Poncelet, 2013a, 2015). Notre but a finalement été de déterminer si ces avantages sont en réalité attribuables partiellement ou totalement à la fréquence de switching langagier. A cet effet, nous avons mis en place deux études (étude 1 et 2). L’étude 1 a eu pour but de déterminer directement si l’effet de la fréquence de switching langagier a une influence sur le fonctionnement attentionnel et exécutif. Dans ce cadre, deux groupes de bilingues, l’un switchant fréquemment entre les langues (SF) et l’autre non fréquemment (SNF) ont été comparés au moyen d’une batterie de tâches standardisées attentionnelles et exécutives mesurant l’alerte, l’inhibition de la réponse et la flexibilité mentale (TAP: Zimmermann & Fimm, 2009). Les deux groupes étaient appariés sur plusieurs variables contrôles, à savoir le niveau de compétences en L2, l’âge, le genre, le niveau socio-économique (SES), et la fréquence de pratique musicale et de jeux vidéo (Boot, Kramer, Simons, Fabiani, & Gratton, 2008; Brito & Noble, 2014; Hackman, Gallop, Evans, & Farah, 2015). L’étude 2 a eu pour objectif de dissocier l’effet potentiel de la fréquence de switching langagier sur le fonctionnement attentionnel et exécutif de l’effet du bilinguisme en soi. A cet effet, trois groupes d’adultes composés respectivement de bilingues SF et SNF parlant l’allemand et le français, et de monolingues ont été comparés au moyen des mêmes tâches attentionnelles et exécutives appliquées lors de l’étude 1. Comparé à l’étude 1, les trois groupes (bilingues SF, bilingues SNF et monolingues) ont également été appariés sur le niveau d’intelligence non-verbale et sur le niveau de compétence en L1. Les bilingues SF et SNF ont également été appariés sur le niveau de compétence en L2 et L3 et sur la fréquence quotidienne d’utilisation de la L2 et la L3. Le second objectif du présent projet est d’établir à quel moment les effets de l’acquisition d’une L2 via une éducation immersive bilingue précoce émergent et si une fois présent, cet effet est permanent ou au contraire peut fluctuer. Pour évaluer cela, nous avons mis en place deux études ayant pour but d’évaluer le fonctionnement attentionnel et exécutif d’enfants suivant un enseignement par immersion linguistique précoce (CLIL : « Enseignement » de matières par intégration d’une langue étrangère; Comblain & Rondal, 2001) en communauté Wallonie-Bruxelles (CWB). En comparaison avec le système CLIL existant en Europe qui varie d’un pays à l’autre et d’une région à une autre, le CLIL en CWB est organisé de manière relativement homogène. Les établissements scolaires proposent ce programme dans les mêmes langues (néerlandais, anglais, ou allemand) et à des degrés et durées d’exposition à la L2 similaires. Ces conditions particulièrement homogènes sont propices à l’étude de l’effet de l’acquisition d’une L2 sur le fonctionnement attentionnel et exécutif étant donné que, dans ce contexte, les enfants sont exposés pour la première fois à la L2 dans des conditions identiques et reçoivent la même quantité et le même type d’input linguistique. Nicolay et Poncelet (2013a ; 2015) ont également évalué des enfants suivant un enseignement immersif en CWB. Ces auteurs ont réalisé deux études consécutives qui ont eu pour objectif d’évaluer les effets d’une éducation immersive de 3 ans sur le fonctionnement attentionnel et exécutif. Les deux études ont montré qu’une éducation immersive de 3 ans influence positivement les habiletés d’alerte, d’attention sélective auditive, d’attention divisée et de flexibilité cognitive. Dans le cadre du présent projet, nous avons tenté d’établir si les avantages attentionnels et exécutifs observés par Nicolay et Poncelet (2013a ; 2015) après 3 ans peuvent également être observés après 1 (étude 3) et 2 (étude 4) ans d’éducation immersive. A cet effet, nous avons appliqué les mêmes tâches utilisées par Nicolay et Poncelet (2013a ; 2015) pour lesquelles des avantages ont été démontrés. L’objectif secondaire de ces études a été d’établir si des éventuels avantages attentionnels et exécutifs engendrés par une éducation immersive de 1 et 2 ans peuvent également se répercuter sur les performances académiques des enfants. Aucune étude réalisée jusqu’à présent n’a tenté d’établir si des avantages attentionnels et exécutifs potentiels engendrés par une éducation immersive pourraient avoir un effet positif indirect sur les compétences académiques. Dans le cadre de ce projet, ces compétences ont été mesurées au moyen de tâches arithmétiques mesurant les habilités en calcul (additions et soustractions ; de Vos, 1992). Lors de notre étude 3 qui a eu pour but d’évaluer l’effet d’une éducation immersive d’un 1 an sur le fonctionnement attentionnel et exécutif, deux groupes d’enfants francophones de 7 ans, un groupe suivant un programme immersif en anglais depuis l’âge de 5 ans et un groupe de monolingues suivant un enseignement traditionnel ont été comparés au moyen des tâches attentionnelles et exécutives appliquées par Nicolay et Poncelet (2013a ; 2015) mesurant l’alerte, l’attention sélective auditive, l’attention divisée et la flexibilité mentale (KITAP – Zimmermann, Gondan, & Fimm, 2002). Les deux groupes étaient appariés en termes de niveau de compétence en L1, d’âge, de genre, de niveau SES, et de fréquence de pratique musicale et de jeux vidéo (Boot et al., 2008; Brito & Noble, 2014; Hackman et al., 2015). Lors de notre étude 4 ayant pour but d’évaluer l’effet d’une éducation immersive de 2 ans sur le fonctionnement attentionnel et exécutif, deux groupes d’enfants francophones de 8 ans, un groupe suivant un programme immersif en anglais depuis l’âge de 5 ans et un groupe monolingue suivant un enseignement ordinaire, ont été comparés au moyen des mêmes tâches attentionnelles, exécutives et arithmétiques appliquées lors de d’étude 1. Les deux groupes ont été appariés sur les mêmes variables contrôles prises en compte lors de notre étude 3. L’introduction théorique de ce travail se focalise sur quatre thématiques principales. Nous aborderons d’abord le concept de bilinguisme et les facteurs qui sont susceptibles de l’influencer. Ensuite, nous définisons le concept de contrôle attentionnel et exécutif et nous allons essayer de comprendre la manière dont certaines fonctions attentionnelles et exécutives sont impliquées dans le processus de production et de compréhension langagière des bilingues. Dans cette partie nous retracerons l’historique des conceptions portant sur l’effet du bilinguisme sur le fonctionnement cognitif, en partant des résultats des études les plus anciennes réalisées à cet effet (en 1920) jusqu’aux résultats des études les plus récentes. Par la suite, nous décrirons les facteurs principaux postulés actuellement comme étant potentiellement responsables des avantages bilingues sur le fonctionnement attentionnel et exécutif et nous détaillerons les résultats des études qui ont tenté de les investiguer. Le présent projet s’intéresse également aux effets d’une éducation immersive acquise via le programme CLIL en CWB sur le fonctionnement attentionnel et exécutif. Dans ce cadre, nous allons définir le concept de CLIL en Europe et en CWB en poursuivant avec une synthèse des principaux résultats des études portant sur l’effet d’une éducation immersive sur le fonctionnement attentionnel et exécutif. Cette partie est suivie par une synthèse des résultats des études évaluant l’effet du bilinguisme sur les performances académiques (mathématiques). Dans la partie finale de la partie théorique nous décrirons les objectifs, les hypothèses et démarches que nous avons mises en place pour répondre à nos questions de recherche. Cette introduction théorique est suivie par la partie expérimentale et les quatre études que nous avons réalisées. Le manuscrit se clôture par une discussion générale qui aborde nos principaux résultats obtenus, leur discussion par rapport à la littérature actuelle, et les perspectives de recherches qu’ils laissent envisager.