La constitution matérielle de la démocratie

[fr] La pensée de Claude Lefort vise à penser la démocratie comme indétermination, comme institutionnalisation du conflit. L'article vise à montrer que cette vision de la démocratie gagne à être reliée aux travaux de théorie du droit qui, depuis quelques années, réinvestissent la notion de "constitution matérielle", dans un sens différent de celui qu'il a chez les juristes influencés par le normativisme kelsénien

Research Center/Unit :

MAP Matérialités de la politique

Disciplines :

Philosophy & ethics

Author, co-author :

Delruelle, Edouard ; Université de Liège - ULiège > Département de philosophie > Philosophie morale et politique

Language :

French

Title :

La constitution matérielle de la démocratie

Publication date :

2023

Journal title :

Raisons Politiques

ISSN :

1291-1941

eISSN :

1950-6708

Publisher :

Presses de Sciences Po., France

Issue :

2023/3

Peer reviewed :

Peer reviewed

Available on ORBi :

since 03 July 2023

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Bibliography

Claude Lefort, Essais sur le politique. XIXe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1986, p. 28.
Ibid., p. 27. Voir aussi p. 267.
Claude Lefort, Le temps présent. Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, « Libéralisme et démocratie», p. 750.
Ibid.
Claude Lefort, L’invention démocratique, Paris, Seuil, 1981, p. 52.
Dans un tableau à deux entrées, il y a en principe quatre pôles. Mais précisément, ce sont les mêmes groupes sociaux qui se trouvent en position de subalternité sur les deux axes, politique et social. Il est cependant essentiel de les distinguer, pour éviter les deux formes symétriques de réductionnisme contre lesquelles Claude Lefort n’a cessé de lutter: le « juridicisme» libéral qui tend à immuniser les rapports politiques de tout empiétement du social, et l’économisme marxiste qui, inversement, fait de la politique (« superstructure») le simple masque des rapports sociaux (« infrastructure»).
Ernesto Laclau, La raison populiste, trad. fr. Jean-Pierre Ricard, Paris, Seuil, 2008; Chantal Mouffe, Agonistique. Penser politiquement le monde, trad. fr. Denyse Beaulieu, Paris, Beaux-Arts de Paris, 2014.
Claude Lefort, Essais sur le politique…, op. cit., p. 257.
Claude Lefort, L’invention démocratique, op. cit., p. 127.
Claude Lefort, Essais sur le politique…, op. cit., p. 299.
Que le droit soit un phénomène éminemment symbolique est un thème qui a été exploré par de nombreux auteurs, notamment Pierre Legendre et Alain Supiot. Mais il faudrait certainement approfondir la question des rapports entre institution et constitution – ce qui nous mènerait naturellement à Cornelius Castoriadis, dont la pensée entretient des liens aussi étroits que complexes avec celle de Lefort. Cf. Nicolas Poirier, L’ontologie politique de Castoriadis. Création et institution (Paris, Payot, 2011), en part. le chapitre « Castoriadis et Lefort: le projet d’autonomie et le problème de la division sociale».
Contre le néo-républicanisme de Quentin Skinner ou John G. A. Pocock, une lecture originale du Florentin, centrée sur le thème de la conflictualité sociale, a été rendue possible par ce que Serge Audier a appelé le « moment machiavélien français» porté par Raymond Aron et Maurice Merleau-Ponty, avant Lefort lui-même. Cf. Serge Audier, Machiavel, conflit et liberté, Paris, Vrin/EHESS, 2005. 13. Je fais allusion à la fameuse « Dédicace à Laurent de Médicis» du Prince, où Machiavel, se comparant à un peintre qui se place dans la plaine pour dessiner la montagne, et au sommet de la montagne pour dessiner les lieux d’en bas, énonce que « pour connaître bien la nature des peuples (populi), il faut être prince (esser principe); et pour connaître bien celle des princes, il convient d’être du peuple (esser populare)». À ce sujet, on lira l’interprétation subtile d’Étienne Balibar, « Esser principe, esser populare : l’épistémologie conflictuelle de Machiavel», in Étienne Balibar, Passions du concept. Épistémologie, théologie et politique. Écrits II, Paris, La Découverte, 2020.
Ibid., I, 44, p. 476.
Ibid., I, 4, p. 390.
Sur la constitution mixte chez Machiavel, dans une perspective fortement inspirée par Claude Lefort, cf. Marie Gaille-Nikodimov, « À la recherche d’une définition des institutions de la liberté. La médecine, langage du politique chez Machiavel», Astérion. Philosophie, histoire des idées, pensée politique, no 1, 2003.
« La meilleure république – entendons celle dont les institutions ne sont pas vouées à se figer, tout au service d’une préservation d’une oligarchie, celle où il y a “le plus de vie” – ne donne pas une solution au problème politique. Elle se distingue bien plutôt par un abandon tacite de l’idée de solution, par l’accueil qu’elle fait à la division et, sous l’effet de celle-ci, au changement et, du même coup, par les chances qu’elle offre à l’action»: Claude Lefort, Écrire à l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 170 et suiv.
Sur le changement de signification du mot de constitution au 18e, et le rôle de « pivot» de Montesquieu, voir Olivier Beaud, « L’histoire du concept de constitution en France. De la constitution politique à la constitution comme statut juridique de l’État», Jus Politicum, « Autour de la notion de Constitution», no 3, décembre 2009.
Étienne Balibar, La proposition de l’égaliberté. Essais politiques 1999-2009, Paris, PUF, p. 22.
Repris in Étienne Balibar, Europe, crise et fin ?, Lormont, Le Bord de l’Eau, 2016.
Jürgen Habermas, La constitution de l’Europe, trad. fr. Christian Bouchindhomme, Paris, Gallimard, 2012 [2011]. Pour une présentation critique du constitutionalisme habermassien, cf. Pierre Auriel, « La démocratie au-delà de l’État. La nécessité d’une constitution internationale et européenne dans l’œuvre de Jürgen Habermas», Jus Politicum, no 19, janvier 2018. 22. Étienne Balibar, Europe, crise et fin ?, op. cit., p. 217.
Pour dénoncer cette gouvernance, Jürgen Habermas a forgé une délicieuse expression: postdemokratischer Exekutivföderalismus (« exécutif fédéral post-démocratique»).
Étienne Balibar, Europe, crise et fin ?, op. cit., p. 218.
Ibid., p. 219.
Sandro Mezzadra, « Seizing Europe. Crisis Management, Constitutional Transformations, Constituent Movements», 2013, disponible en ligne (http://www.euronomade.info/?p=462).
Édouard Delruelle, Philosophie de l’État social. Civilité et dissensus au XXIe siècle, Paris, Kimé, 2020.
Étienne Balibar, L’Europe, l’Amérique, la guerre. Réflexions sur la médiation européenne, Paris, La Découverte, 2005, p. 127.
Au sein d’une énorme littérature sur le sujet, rappelons, dans le seul champ français, la divergence cruciale entre ceux qui estiment que les doctrines ordo-libérales (Walter Eucken, Wilhelm Röpke, Franz Böhm) et néolibérales (Friedrich A. Hayek, Ludwig von Mises, Milton Friedmann) sont intrinsèquement plurielles (Serge Audier, Néo-libéralisme(s). Une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2012; Cl. Mongouachon, « Les difficultés d’une interprétation ordolibérale de la constitution micro-économique de l’Union européenne», in Guillaume Grégoire et Xavier Miny, The Idea of Economic Constitution in Europe. Genealogy and Overview, Leiden/Boston, Brill Nijhoff, 2022) et ceux pour qui elles participent d’une même rationalité, irréductible au libéralisme classique (Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde. Essai sur la nouvelle société néolibérale, Paris, La Découverte, 2009).
Sandro Mezzadra identifie 1973 comme l’année symbolique d’entrée en scène historique du néolibéralisme. Cette année-là, le Président Nixon décide de mettre fin à la parité or-dollar, et ordonne à la CIA de fomenter le coup d’État de Pinochet au Chili.
Guillaume Grégoire et Xavier Miny, The Idea of Economic Constitution in Europe…, op. cit. 32. Ibid. : Guillaume Grégoire et Xavier Miny, « Introduction: la “constitution économique”: approche contextuelle et perspective interdisciplinaires».
Ainsi les trois arrêts fameux de la Cour de justice de l’Union Européenne de 2007-2008 (les arrêts « Viking», « Laval» et « Rüffert») qui consacrent de manière particulièrement brutale la primauté des droits du marché sur le droit du travail.
Erik Olin Wright a théorisé ce double mouvement sous le terme « stratégie de l’érosion» dans son ouvrage posthume, Stratégies anticapitalistes pour le XXIe siècle, trad. fr. Christophe Jacquet et Rémy Toulouse, Paris, La Découverte, 2020.
Céline Jouin (dir.), La constitution matérielle de l’Europe, Paris, Éditions Pedone, 2019.
On lira en priorité l’article séminal de Marco Goldoni et Michael A. Wilkinson, « The Material Constitution», Law, Society Economy Working Papers, no 20, 2016, disponible en ligne (http://ssrn.com/abstract=2875774).
J. A. G. Griffith, « The Political Constitution», Modern Law Review, vol. 42, no 1, janvier 1979, disponible en ligne (https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/j.1468-2230.1979.tb01506.x); Martin Loughlin, « The Political Constitution Revisited», LSE Legal Studies Working Papers, no 18, 2017, disponible en ligne (https://ssrn.com/abstract=3077947); Richard Bellamy, « The Democratic Constitution: Why Europeans Should Avoid American Style Constitutional Judicial Review», European Political Science, vol. 7, no 9-20, 2008, disponible en ligne (https://link.springer.com/article/10.1057/palgrave.eps.2210151).
Marco Goldoni et Michael A. Wilkinson (dir.), The Cambridge Handbook on the Material Constitution, Cambridge, Cambridge University Press, 2023.
« Materiali per un lessico politico europeo: “Costituzione materiale”», coordonné par Geminello Preterossi, Filosofia politica, vol. 1, avril 2023. On lira en particulier l’éditorial: Geminello Preterossi, « Que cosa resta delle costituzione materiale», Filosofia politica, vol. 1, avril 2023, p. 15-32, disponible en ligne (https://www.rivisteweb.it/doi/10.1416/106667).
Colette Bec, La sécurité sociale. Une institution de la démocratie, Paris, Gallimard, 2014.
Lars Vinx, « Hans Kelsen and the Material Constitution of Democracy», Jurisprudence, vol. 12, no 4, 2021, p. 466-490.
Céline Jouin, « La constitution matérielle de l’Europe. Par-delà le pouvoir constituant», Noesis, no 30-31, 2018, p. 391-407.
Comme le dit Pierre Rosanvallon, « si le gouvernement peut invoquer la légitimité procédurale née de l’élection, il ne peut invoquer celle “sociale”, fondée sur l’intérêt général». (« Le débat sur la réforme des retraites est le signe d’un ébranlement de notre démocratie», Le Monde, 24 février 2023).
Ce qui correspond tendanciellement aux deux « moments constituants» européens identifiés par Sandro Mezzadra: la constitution « social-démocrate» (le « pacte de 45»), puis la constitution « néolibérale» (la « contre-révolution ordo-néo-libérale de « 73»).
Entre autres Camila Vergara, Systemic Corruption. Constitutional Ideas for an Anti-Oligarchic Republic, Princeton/Oxford, Princeton University Press, 2020; Joseph Fishkin & William E. Forbath, The Anti-Oligarchy Constitution. Reconstructing the Economic Foundations of American Democracy, Cambridge, Harvard University Press, 2022. Toutefois, on ne négligera pas les avertissements quant à la possibilité d’appliquer le concept de constitution mixte à la période contemporaine (cf. Antonio Rivera Garcia, « La constitution mixte: un concept prémoderne pour le XXIe siècle ?», communication, séminaire international « Rhetoric, Ethics and Politics», Université de Jyväskylä (Finlande), 15-16 août 2011.
« Car la politie (politeia) c’est, en somme, un mélange d’oligarchie et de démocratie» (Aristote, Politique, IV, 7-8 (1293 b 27 - 94 a 11), trad. fr. Jean Aubonnet, Paris, Les Belles Lettres/ Gallimard, 1993, p. 131.
Olga Bashkina, « Constituent Power(s) in a Dualistic Democracy», Symposium on Constituent Power, vol. 41, 2020, disponible en ligne (https://doi.org/10.4000/revus.6117).
Hans Kelsen, La Démocratie. Sa nature, sa valeur, trad. fr. Charles Eisenmann, Paris, Dalloz, 2004 [1932].
Norberto Bobbio, Le futur de la démocratie, trad. fr. Sophie Gherardi et Jean-Luc Pouthier, Paris, Seuil, 2007 [1984].
Commentant la théorie de la démocratie de Norberto Bobbio, André Tosel use de cette métaphore dans Démocratie et libéralismes, Paris, Kimé, 1995, p. 157.
Norberto Bobbio, Le futur de la démocratie, op. cit.
Voir à ce sujet Marco Goldoni, « From Structure to Integration: The Trajectory of the Material Constitution», in Céline Jouin, La constitution matérielle de l’Europe, op. cit., p. 29-48. On pourrait montrer que chez Hans Kelsen, la question de la constitution matérielle (à quel jeu joue-t-on ?) est constamment rabattue sur celle de l’État de droit (quelles sont les règles du jeu ?), tandis que chez Schmitt, à l’inverse, elle est rabattue sur la souveraineté populaire (qui joue ?) (l’identité d’un peuple étant indissociable chez lui de la discrimination amis/ennemis).
Costantino Mortati, La Costituzione in senso materiale (1940), Giuffrè Editore, Milano, 1998. Il existe très peu de littérature secondaire en langue française. On lira l’article (à charge) de Franck Laffaille, « La notion de constitution au sens matériel chez Costantino Mortati. La “zone grise” du droit constitutionnel», Jus Politicum, no 7, 2012; et l’article (plutôt à décharge) de Giacinto Bisogni, « L’actualité de la pensée de Costantino Mortati et la constitution matérielle de l’Union européenne», in Céline Jouin, La constitution matérielle de l’Europe, op. cit., p. 49-60. En langue anglaise, cf. l’article nuancé et très complet de Lucia Rubinelli, « Costantino Mortati and the Idea of Material Constitution», History of Political Thought, no 40, p. 515-546.
La constitution matérielle, selon Costantino Mortati, est constituée de deux éléments fondamentaux: (1) la fin politique qui définit le contenu de la constitution et (2) l’ensemble des éléments normatifs fondamentaux qui dessine les contours de ce contenu essentiel. « La constitution matérielle, écrit-il, n’indique pas seulement les objectifs à atteindre, mais exprime aussi la pertinence des valeurs du groupe dominant et crée une organisation visant à leur maintien» (La Costituzione in senso materiale, op. cit., p. 206).
Marco Goldoni, « The Tradition of the Material Constitution in Western Marxism», in Marco Goldoni et Michael. A. Wilkinson (dir.) The Cambridge Handbook on the Material Constitution, Cambridge, Cambridge University Press, 2023, p. 100-112.
Antonio Negri, Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, trad. fr. Étienne Balibar et François Matheron, Paris, PUF, 1997 [1992], p. 15.
Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, trad. fr. Denis-Armand Canal, Paris, Exils Éditeurs, 2000, p. 371-393.
Cette critique sera reprise par Chantal Mouffe: « Communisme et démocratie radicale», Actuel Marx, vol. 2, no 48, 2010, p. 83-88.
Panagiotis Sotiris, « Le dialogue continu de Poulantzas avec Gramsci», revueperiode.net, 5 janvier 2017, disponible en ligne (http://revueperiode.net/le-dialogue-continu-de-poulantzasavec-gramsci/).
Nicos Poulantzas, L’État, le pouvoir, le socialisme, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2013 [1978], p. 191.
C’est la voie dans laquelle se sont engouffré les Cultural Studies, Postcolonial Studies, Subaltern Studies, etc. Il est vrai que Gramsci lui-même, linguiste de formation, y invitait.
Geminello Preterossi, « La pensée gramscienne du droit dans les Cahiers de prison », Droit & Philosophie, no 10, novembre 2018; Douglas Litowitz, « Gramsci, Hegemony and the Law», Brigham Young University Law Review, vol. 2000, no 2, 2000.
À ce sujet, l’article éclairant de Panagiotis Sotiris, « Gramsci et la stratégie de la gauche contemporaine: le “bloc historique” comme concept stratégique», trad. fr. Yohann Douet et Alexandre Feron, revueperiode.net, 29 septembre 2014, disponible en ligne (http://revueperiode.net/gramsci-et-la-strategie-de-la-gauche-contemporaine-le-bloc-historique-comme-concept -strategique/).
Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère, Le procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme européen, Paris, Seuil, 2016, p. 320.
Geminello Petrerossi, « Il plusvalore politico delle costituzione materiale», Filosofia politica, vol. 1, 2023, p. 3.
Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte, 2020.

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