Abstract :
[fr] L'édition n'est pas seulement un objet à étudier; elle est aussi un observatoire des pratiques culturelles. En prenant pour terrain d'analyse le marché de la production du livre en Belgique francophone, on se donne le moyen de saisir au concret le rapport d'implication réciproque entretenu par les œuvres avec les vecteurs de leur production et de leur diffusion. Ce rapport, comme ces vecteurs, ont une histoire, particulièrement déterminante et complexe, mais aussi répétitive, dans les territoires belges.
Ainsi, il est frappant de constater l’impossibilité, pour l’édition en Belgique, de lui désigner dans l’histoire un moment de naissance à partir duquel elle se serait continûment déployée. C’est, à différents moments, de naissances à répétition qu’il s’agit plutôt et donc, aussi bien, d’extinctions successives. D'où le fait qu'aucune culture éditoriale, au sens le plus littéraire de l'expression, ne se soit véritablement développée en Belgique francophone. Plantin au XVIe siècle édifie certes, à force d’énergie, d’ambition intellectuelle et d’opportunisme politico-religieux, une maison de rayonnement international, mais fait figure d’isolé, mal relayé de surcroît par ses héritiers. Les imprimeurs liégeois et bruxellois, du XVIIIe siècle aux années 1850, inondent l’Europe d’ouvrages contrefaits : ils bloquent pour longtemps le système éditorial dans des routines de reproduction et s’effondreront sous le coup de la Convention franco-belge de 1852. Au XIXe siècle, Casterman fait tourner ses presses au profit des missels et des ouvrages de dévotion : les convoyeurs de la haute littérature attendront. Dans les années 1890, quelques petits éditeurs parviennent à esquisser les contours d’une édition spécifiquement littéraire : tous font très vite faillite quand ils ne s’écroulent pas sous le poids de la censure. Il faudra attendre le nouveau Casterman et Marabout pour que se déploient en Belgique des maisons de rayonnement international, mais dans des genres dominés tels que la bande dessinée et le livre de poche industriel.
Des attitudes toutefois se maintiennent, se transmettent peut-être d'une génération à l'autre. L'hypothèse conductrice de l'article est la suivante : de Plantin aux éditeurs littéraires contemporains se construit en Belgique un habitus techniciste, autrement dit une représentation de l'activité éditoriale comme fabrication de livres plutôt que comme production de biens symboliques aptes à circuler sur le marché littéraire à force égale avec ceux que la France, ayant mieux négocié le passage de l'imprimerie à l'édition, produit de son côté.
Cette situation n'est pas sans présenter quelques ressources pour l'avenir. A l'heure des mouvements de concentration internationaux, il se pourrait bien en effet que les éditeurs de Belgique, comme ceux d'autres zones marginales, contribuent, du fait de leur fonctionnement apparemment "archaïque", à maintenir la possibilité d'une édition indépendante.