Abstract :
[fr] Cet article vise à interroger la portée politique d’une catégorie conceptuelle considérée d’ordinaire comme une catégorie du jugement esthétique. Le « kitsch » renvoie en effet à différentes propriétés formelles du plan de l’expression d’une production sémiotique (œuvre, objet, forme de vie) qui en signent le déclassement (plus ou moins assumé) par rapport aux canons légitimes. Or, ces propriétés peuvent concerner le niveau de la « praxis énonciative », comme l’a montré Denis Bertrand dans son analyse du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert, et le kitsch constitue dès lors ce que Walter Benjamin a défini énigmatiquement comme « le dernier masque du banal, que nous revêtons dans le rêve et la conversation, pour nous incorporer la force du monde disparu des objets ».
Selon ces prémisses, nous proposons de considérer le kitsch comme une modalité de l’agir politique, visant tout particulièrement les manières de se rapporter à la banalité (des pratiques, des objets, des formes textualisées). Notre réflexion prend appui sur une séquence historique précise, celle des actions menées par la première génération de la Fraction Armée Rouge (Rote Armee Fraktion – RAF) dans l’Allemagne des « années de plomb ». Cette séquence, avec les textes qui l’ont accompagnée , nous apparait comme exemplaire d’une « transformation du politique comme contenu en politique comme expression » : suivant la tradition de la « Propaganda der Tat » (propagande par le fait), l’un des postulats de la RAF consiste à faire de l’action directe le meilleur instrument de sa propagande – le substrat idéologique s’assimilant ici tout entier à une forme de vie que synthétise le « concept guérilla urbaine » (Das Konzept Stadtguerilla, 1971). Ce concept même apparait, au début des années 1970, déjà chargé d’une imagerie de l’action révolutionnaire qui le dévalue en cliché ou en pose : Che Guevara et les guérillas sud-américaines, le Mai 68 parisien , et la « Spaβguerilla » des trublions estudiantins de Berlin 1967 et de Munich 1968 représentent autant des éléments de genèse de la RAF que des repoussoirs déjà figés dans une histoire que Baader et sa bande entendent dépasser. Autrement dit, si elle prend pour cible le kitsch de l’esthétique du quotidien bourgeois, la radicalité politique est aussi elle-même précédée et directement nourrie de formes dévaluées parce que déjà historiquement reconnaissables et assignables. Le kitsch est donc envisagé comme la donnée de départ à partir de laquelle doivent se penser les formes de l’expression politique.
Ce cas particulier nous permet d’interroger ainsi le kitsch comme la composante principale d’une politique de l’expression (et non plus seulement comme une forme de l’expression politique), et de le requalifier en une stratégie possible d’articulation du sujet historique aux formes sensibles de son environnement.