Abstract :
[fr] Dans les sciences humaines, les recherches portées par un langage qui se donnât d’emblée comme technique ne sont souvent pas toujours vues d’un bon œil. C’est notamment ce qui se passe pour la sémiotique. Cette discipline a, au pire, la réputation de volontiers jargonner, ou, au mieux, celle de se renfermer dans un métalangage autoréflexif. Et il est vrai que, d’une part, le traité de sémiotique structurale sans doute le plus connu et le plus souvent cité, dû à Greimas et Courtés, a pris la forme d’un Dictionnaire raisonné, et que d’autre part les écrits de Peirce fourmillent d’inventions et de spéculations terminologiques. Il semble que dans les deux cas, la quête de scientificité ait primé sur l’élégance de la langue et du discours dits naturels. Rien de nouveau sous le soleil ? On raconte que déjà un courtisan du Roi-Soleil avait scandalisé la Cour parce qu’il avait prononcé un terme technique dans la chambre du roi : c’est dire combien la question est ancienne et ne date pas du développement de la discipline des signes.
Le numéro 4 de Signata vise à questionner les différents aspects de la constitution du métalangage de la sémiotique. Et cela non pas dans une perspective philologique, mais pour poser la question des terminologies dans l’épistémologie scientifique actuelle. On interrogera ainsi la diversité des métalangages possibles (langue naturelle ou langage technique ?), l’impact des cousinages disciplinaires (quelle portée a pour la sémiotique ses emprunts divers aux langages de la grammaire, de la logique, de la mathématique… ?), les raisons, explicites ou non, des choix opérés, ou encore les impacts stylistiques de ces derniers.
Un tel questionnement pourrait prendre plusieurs orientations. En voici un inventaire, ouvert et non exclusif.
La sémiotique : un cas particulier ?
Est-il vrai finalement que l’approche sémiotique génère une production métalinguistique plus intense que d’autres disciplines ? En quoi et comment ? Il serait intéressant, par exemple, de procéder à des comparaisons avec ces disciplines plus ou moins proches (linguistique, sociologie, psychologie…), pour évaluer leur rapport éventuellement différent au métalangage, les raisons et les effets d’une telle différence. Dans ces évaluations, la question de la « langue naturelle », qui est si aisément son propre métalangage, se pose évidemment : y a-t-il des disciplines qui s’accommodent sans perte de cette supposée naturalité ? On peut estimer qu’un métalangage nouveau est incontournable pour une discipline dont la vocation est la généralisation, ce qui suppose une grande puissance modélisante ? mais qu’en est-il alors de la philosophie, qui peut s’écrire sans que l’on quitte la langue naturelle et qui semble moins encourir que la sémiotique le reproche de jargonner ?
L’archéologie des métalangages
Un autre axe de questionnement est d’ordre généalogique : il s’agit de comprendre les justifications théoriques qui sous-tendent les emprunts métalangagiers à telle ou telle autre discipline, à tel ou tel autre moment de leur histoire et les effets, stylistiques autant qu’épistémologiques de cette circulation terminologique.
On note ainsi que le structuralisme classique s’est très largement exprimé dans un langage grammatical et plus largement linguistique (actants, modalités, deixis, articulation, sèmes, etc.) Mais il est notoire que d’autres approches des faits sémantiques préfèrent adopter un langage logique. D’autres encore ont montré que l’usage d’un langage issu de la géométrie ou de l’optique était possible et efficace. À cela il faut ajouter, dans l’optique d’un primat de la perception, le langage des sciences naturelles et en particulier celui des neurosciences, et le langage des formes sensibles d’inspiration phénoménologique. Que l’on soit allé chercher l’ "isotopie" et la "valence" du côté des sciences physico-chimiques (en passant par la linguistique de Tesnière), ou la « topologie » du côté des mathématiques, n’est pas innocent pour une discipline qui a frayé sa voie au sein des sciences humaines.
L’impact épistémologique du métalangage
Sans doute est-ce ici que gît la question la plus complexe et ambivalente. Premièrement, adopter un métalangage, c’est par définition considérer l’objet étudié comme un langage (qu’il s’agisse de la langue naturelle ou de celui des images, voire de celui des pratiques sociales). Or cette opération est si lourde de conséquences qu’on doit renoncer à en faire l’inventaire. On dira simplement que beaucoup de catégories théoriques et d’outils analytiques semblent directement émerger du choix d’un certain métalangage et de la distance qu’il impose. Deuxièmement, opter pour un métalangage plutôt que pour un autre, c’est ipso facto choisir la forme explicative que prendra l’analyse. Il s’ensuit que travailler sur le métalangage, loin d’être une activité fatalement stérile, est aussi une pratique visant à produire la forme de l’explication (ce qui est sans doute un enjeu majeur de la discussion scientifique).
Mais ces deux impacts épistémologiques de la production métalangagière peuvent soulever un grand nombre de discussions, sur ce qu’on pourrait nommer « les effets pervers » des options prises. Ainsi, si un métalangage donné fait consensus dans une collectivité (comme c’est par exemple le cas dans la sémiotique greimassienne), il risque de n’être plus qu’une grille à appliquer, un simple schéma à projeter sur des objets ; mais s’il est un objet à interroger (comme par exemple dans les écrits de Peirce), il risque de produire une pensée davantage théorique que pratique. D’ou la question : la sémiotique n’a-t-elle pas surtout été, dans les faits, une discipline tantôt applicative tantôt autoréflexive ? Et dans tous les cas, pencher pour un métalangage, chercher à l’appliquer, raisonner dans son cadre, est-ce vraiment expliquer ? Par exemple, on pourrait se demander si la puissance métalinguistique de la sémiotique n’a pas fait d’elle une discipline à la généralisation rapide, l’empêchant de s’attacher à la singularité des objets. On pourrait se demander aussi si les recherches sémiotiques ne sont pas trop souvent, au sens hjelmslévien comme au sens courant des termes, plus formelles que substantielles.
Finalement, même en amont de ces effets, on peut discuter — comme l’ont fait les philosophies poststructuralistes — la possibilité épistémologique du métalangage en tant que tel. La distinction entre langage objet et métalangage n’est-elle pas à proprement parler utopique dans les langues naturelles, puisqu’elle suppose que les termes perdent toute réflexivité ?
En dernier lieu, on pourrait se demander si le métalangage n’implique pas non seulement une transparence innocente de l’outil théorique, mais aussi une fixation de la théorie dans une évidence limitative. Parler par exemple de « carré sémiotique » suppose qu’il y ait toujours un carré sémiotique qui explique le fond du discours (de sorte que ce qui constituait une hypothèse de travail pourrait devenir une théorie non falsifiable).
Les effets rhétorico-sociologiques du métalangage
À côté des exigences épistémologiques, la mise au point d'une terminologie technique a aussi des impacts sur la circulation des concepts, sur leur appropriation par les groupes, et donc sur la reconnaissance mutuelle des membres de ceux-ci autant que sur les différenciations qui s'opèrent entre eux. La clôture sur un système conceptuel que suscite un appareillage terminologique entraine donc un corolaire : des effets d'inclusion-exclusion qui ne sont pas de petite importance. Il y a des luttes pour la légitimité terminologique, dont la première caractéristique est justement de ne pas se formuler comme telles.
Tout métalangage a aussi des impacts sur les aspects sociaux de la pensée. C’est particulièrement le cas de celui de la sémiotique, puisque, de par sa vocation à la généralité et à la transposabilité, il doit pleinement autoriser la déconstruction. Mais, à l’inverse, on peut soutenir que le métalangage est aux objets ce que la bureaucratie est aux collectivités : il sert à mettre de l’ordre et à distinguer, à créer des niveaux et des cases vides, mais le risque est alors qu’il devienne une finalité en soi, à entretenir et cultiver, et qu’il empêche finalement d’agir et de penser autrement.
C’est enfin dans le cadre de cette approche rhétorique que l’on inscrira les considérations sur la manière dont la sémiotique se parle : le « technicisme » et le « jargon » sont-ils des fatalités ? « l’élégance » ou le « caractère pratique » sont-ils des critères valables pour un métalangage ? Et quel impact a sur son métalangage l’obligation qu’a souvent la sémiotique d’entrer en dialogue avec ce qui lui est extérieur : peut-elle ou doit-elle infléchir la manière dont-elle se communique ? et quel est le prix de cette inflexion ?
[en] In the social sciences, research that is conveyed in a display of technical language is not always seen in a good light. This is a trend particularly in semiotics. As a field of study, it has a reputation for eagerness to use semio-jargon at the worst, or at best, a reputation for walling itself off in a self-reflective meta-language. It is true that the best known and most cited treatise on structural semiotics, by Greimas and Courtés, was published as an Analytical Dictionary. And it is also true that Peirce's work is prodigiously crammed with terminological inventions and speculations. It would seem that in both cases, the quest for scientific rigor took precedence over elegance of expression and of so-called natural discourse. Nothing new under the sun, n'est-ce pas? They say that a courtesan under Louis XIV scandalized the Sun King's court by uttering a technical term in the king's bedchamber, which illustrates how far back the issue goes; it certainly didn't begin with the development of the academic study of signs.
In issue 4 of Signata we would like to examine the various aspects of building the meta-language of semiotics. The intention is not to adopt a philological perspective, but to look at the issue of terminologies in current scientific epistemology. We will examine the diversity of the possible meta-languages (natural language versus technical language?), the influence of related disciplines (what implications do the borrowed terms from grammar, logic, mathematics, and so on have for semiotics?), the reasons — explicit or not — for the choices made, and the stylistic impacts of those choices.
An inquiry of this sort could go in many directions. What follows is an open-ended, non-exhaustive enumeration:
Semiotics: A special case?
Is it actually true that the semiotic approach generates a more prolific meta-linguistic output than other disciplines? How and why? It would be interesting, for example, to do comparisons with these more or less related disciplines (linguistics, sociology, psychology, etc.), to assess whether their rapport with the meta-language might possibly be different, and the reasons for and effects of those differences. In these assessments, of course, there arises the issue of "natural language", which is so readily its own meta-language: Are there disciplines that reconcile themselves with this supposed naturalness without any detriment? An updated meta-language may be deemed as unavoidable for a discipline whose vocation is to generalize, which implies substantial modeling power. But what do we find in philosophy, which can be expressed without abandoning natural language, and which seems to incur less reproach for its jargon than semiotics?
The archaeology of meta-languages
Another line of inquiry would be of a genealogical nature: This would involve examining the theoretical justifications that underpin meta-language borrowings from this or that other discipline, at this or that other time in its history, and the repercussions, both stylistic and epistemological, of the trade in terminology.
On this score, we note that classical structuralism has expressed itself to a great extent in a grammatical and more broadly linguistic language (actants, modalities, deixis, articulation, semes, etc.). But it is common knowledge that other approaches to semantic facts have favored the language of logic. And yet others have shown that it is both possible and effective to use language taken from geometry or optics. In addition to these, from the perspective of the primacy of perception, the language of the natural sciences must be included — particularly that of the neurosciences —, and the language of sensory forms from phenomenology. Whether one is helping oneself to terms like "isotopy" and "valence" from physics and chemistry or "topology" from mathematics, these are not innocent choices in a discipline that has blazed its trail through the social sciences.
The epistemological influence of the meta-language.
Without any doubt, herein lies the most complex, ambivalent issue. Firstly, when one adopts a meta-language, by definition one views the object of study as a language (whether it is the natural language or the language of images, or the language of social practices). Yet this operation is so laden with consequences that to enumerate them would be an impossible task. We will merely note that many theoretical categories and analytical tools seem to emerge directly from the choice of a particular meta-language and the distance dictated by it. Secondly, opting for one meta-language over another is ipso facto a choice of which explanatory form the analysis will use. It follows that working on the meta-language, far from being a deathly sterile activity, is a practice intended to generate the form the explanation will take (which is without any doubt a major issue in scientific discussion).
But these two epistemological impacts of meta-language generation can trigger a great deal of discussion on what we might call "the adverse effects" of the chosen options. For example, if there is a consensus within a group on a particular meta-language (such as in Greimassian semiotics), it may become just a template to apply, simply a schema to project onto objects; but if it is an object of inquiry (such as in Peirce's work), it may yield an approach that is more theoretical than practical. Hence the question: Hasn't semiotics in fact been above all a field with a mix of applied and self-reflective approaches? And in any case, does it truly explain things when one supports a meta-language and seeks to apply it and think within its terms? For example, we might question whether the meta-linguistic power of semiotics hasn't made it a discipline that is quick to generalize, and kept it from focusing on the singularity of its objects. We might also question whether semiotic research isn't all too often more formal than substantial, both in the Hjelmselvian sense and the usual sense.
Ultimately, even further up the line, one could debate the epistemological possibility of the meta-language itself — as the poststructuralist philosophies have done. Isn't the distinction between object language and meta-language actually a bit utopian in the natural languages, since it assumes that the terms completely lose their reflexivity?
Lastly, we might question whether the meta-language as a theoretical tool doesn't entail more than just artless transparency, but also an effort to define the theory within a restrictive set of evidence. For example, to bring up the "semiotic square" presupposes that there is always a semiotic square that explains the basis of the discourse (in such a way that what was a working hypothesis could become a non-falsifiable theory).
The socio-rhetorical effects of the meta-language
Aside from the epistemological requirements, when technical terminology is reworked, this has impacts on the circulation of concepts and their appropriation by different groups, which then affects group members' recognition of one another and how they differentiate one group from another. The boundary drawn on a conceptual system by a terminological apparatus thus gives rise to corollary inclusion-exclusion repercussions that are not unimportant. There are fights over terminological legitimacy, whose foremost characteristic is actually that they are not formulated as such.
Any meta-language also has impacts on the social aspects of thinking. This is especially true of the meta-language of semiotics, because, due to its dedication to generality and transposability, it must fully support deconstruction. On the other side of the coin, one can maintain that meta-language is to objects what bureaucracy is to communities: It is helpful in creating order and making distinctions, in establishing levels and empty slots, but the risk, then, is that it may become an end in itself that must be maintained and tended, and that it ultimately disallows acting and thinking in other ways.
In the light of this rhetorical approach, finally, we will set down some things to consider on the manner in which semiotics talks to itself: Are "techno-speak" and "jargon" inevitable? Are "elegance" and "practicality" valid criteria for a meta-language? What impacts on the meta-language are due to the obligation we often have in semiotics to dialogue with those outside our field: Can/ should this influence the way semiotics is communicated? And what is the cost of this influence?