Abstract :
[fr] Cette thèse, née de la volonté d’explorer un corpus textuel encore méconnu et pourtant exceptionnel à bien des égards – plus de 5000 écrits couvrant les années 1499-1540, toujours en cours d’édition par les soins du philologue Pierre Jodogne (1) –, met au jour les rôles de « laboratoire » et de « réserve » de la correspondance du penseur et homme politique florentin Francesco Guicciardini. Elle démontre que les lettres du célèbre historiographe italien constituent un lieu d’élaboration de sa langue et de sa pensée, mais aussi une sorte de répertoire dans lequel sont conservés mots et idées qui alimentent de fois en fois sa production non épistolaire.
Au travers de l’analyse d’un groupe de cinq termes politiques clés des Ricordi – prudence, discrétion, expérience, conjecture et opinion –, l’étude permet de comprendre le travail opéré par Francesco Guicciardini sur la langue de la politique et le processus de re-sémantisation à l’œuvre sous sa plume à un moment crucial de l’histoire florentine, italienne et européenne. L’angle d’approche choisi fait émerger, pour les termes considérés, des usages propres à Guicciardini qui, sans recourir à des mots nouveaux mais par approches successives et artifices syntaxiques, dote des termes hérités de la tradition d’acceptions nouvelles : pour chacun des mots étudiés, on observe un glissement sémantique par rapport aux usages traditionnels. Il apparait également que les mots envisagés ne peuvent l’être séparément car ils constituent le système d’interprétation du réel propre à Guicciardini ; autour de ces noyaux sémantiques gravitent, de surcroît, d’autres termes, points de référence d’une grille complexe, qui sont autant d’indicateurs de l’effort de clarification de la part de l’auteur.
L’examen du lexique dans la correspondance et les œuvres renseigne, par ailleurs, sur le modus operandi guichardinien, puisqu’il permet de montrer que la rédaction des lettres, continue dans le temps et marquée par la nécessité de l’action, contribue à alimenter et à affiner la réflexion de l’auteur sur les « mots » et les « choses », et que les missives assurent une forme de continuité textuelle entre les autres écrits, qu’ils soient historiographiques ou de relevance plus théorique. Le parcours suivi fait émerger des similitudes de différents ordres entre production fonctionnelle et production formelle, allant de simples codes stylistiques à l’autocitation, en passant par la reprise régulière de ce que l’on peut appeler des « nœuds conceptuels », des fondements de la pensée guichardinienne. L’analyse chronologique détaillée de la récurrence de certains motifs permet en outre de démontrer que, dans plusieurs cas, la réflexion nait à « chaud » dans les lettres avant d’être reprise et complexifiée dans les autres textes, les Ricordi, l’Histoire d’Italie mais aussi les Discours politiques, qui apparaissent sous un éclairage nouveau. Non seulement, donc, Francesco Guicciardini se penche sur les faits a posteriori, mais il le fait également dans l’actualité brûlante des événements : les textes étudiés témoignent de ce va-et-vient continu entre action et conceptualisation, d’un habitus mental où la réflexion sur les concepts, née de la pratique, fournit des procédures cognitives et opératives, des schémas mentaux passés au crible de la raison, prompts à être réappliqués à l’urgence de l’action.
(1) GUICCIARDINI, F., Le lettere, P. JODOGNE (éd.), Rome, Istituto Storico Italiano per l’età moderna e contemporanea, 1986-2007, 10 vol. parus.