L'auctorialité et la transfiguration de l'expérience esthétique

[fr] Pourquoi irait-on voir des œuvres d’art si l’on peut regarder des visages dans des nuages et d’autres formes un peu plus complexes encore dans le macadam ? Mon expérience esthétique découvre-t-elle quelque chose d’inédit lorsqu’elle prend pour support des produits de l’Intentionnalité humaine plutôt que des « objets naturels » supposément dépourvus de toute Intentionnalité? Ces questions posent celle de l’apport de l’auctorialité dans le cadre de l’expérience esthétique ; elles interrogent sous un angle, parmi d’autres possibles, le rôle de l’auteur. Il est proposé ici de faire progresser cette réflexion à partir d’une expérience de pensée. Empruntant à la méthodologie d’Arthur Danto déployée dans La transfiguration du banal, cette expérience de pensée cherche à déterminer les différences structurelles entre une expérience esthétique menée à propos de Spiral Jetty de Robert Smithson et celle menée à propos d’un indiscernable perceptif qui aurait été généré par des aléas naturels. La question au cœur de cet article est de caractériser la différence impliquée par la présence de la donnée-auteur pour l’expérience esthétique.

Disciplines :

Philosophy & ethics

Author, co-author :

Michaux, Clarisse ; Université de Liège - ULiège > Traverses

Language :

French

Title :

L'auctorialité et la transfiguration de l'expérience esthétique

Alternative titles :

[en] The authorship and transfiguration of the aesthetic experience

Publication date :

August 2022

Journal title :

Revue Philosophique de Louvain

ISSN :

0035-3841

eISSN :

1783-1768

Publisher :

Peeters Press, Belgium

Special issue title :

L'auteur, éclipsé?

Volume :

119

Issue :

Pages :

489-511

Peer reviewed :

Peer reviewed

Commentary :

ABSTRACT : Why should one go to see works of art if one can look at faces in clouds and other somewhat more complex forms in tarmac? Does my aesthetic experience discover something unprecedented when it takes products of human Intentionality as substrate rather than “natural objects” supposedly lacking all Intentionality? These questions raise that of the contribution of authorship in the framework of aesthetic experience ; they question the role of the author from one of a number of possible points of view. The aim here is to advance this thought setting out from an experience of thought. Borrowing from the methodology of Arthur Danto displayed in The transfiguration of the commonplace, this experience of thought seeks to determine the structural differences between an aesthetic experience undertaken concerning Robert Smithson’s Spiral Jetty and that undertaken concerning an indiscernable perceptible said to have been generated randomly by nature. The question at the heart of this article is how to characterize the difference implied by the presence of the data-author for the aesthetic experience (transl. J. Dudley).

Available on ORBi :

since 19 February 2024

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Sur ce phénomène optique qu'on appelle « paréidolie» et l'intérêt esthétique qu'il peut susciter, voir Gombrich E. H., 2002 [1960].
Cette idée « d'objets naturels» est sans doute une fiction de l'esprit tant il parait difficile de faire la part entre ce qui relève de la pure nature et de l'intervention humaine. Voyez par exemple le cas des bonsaïs, cf. Schaeffer J.-M., 1996, p. 260-261.
On aurait pu choisir un exemple plus réaliste; on aurait pu élire les deux indiscernables suivants: un cristal trouvé dans la nature et un cristal artefactuel présenté comme sculpture par un artiste minimaliste comme Robert Morris ou Donald Judd. Cette œuvre aurait même pu être inspirée par l'expédition de Donald Judd, Julie Finch, Nancy Holt et Robert Smithson qu'a rapportée Smithson dans son article « The Crystal Land». Cela aurait été plus réaliste, mais nous aurait probablement restreint dans le jeu de références dont il est question dans la dernière section de cet article.
Il ne s'agit évidemment pas de le deviner à partir d'un donné perceptif identique. L'expérience de pensée proposée ici étudie un cas où le spectateur aurait été averti de la nature de l'objet auquel il est confronté dans son expérience esthétique: objet naturel ou artefactuel.
Genette G., 1995, p. 13: « si je trouve “belle” une fleur que mon voisin trouve laide, ou indifférente, c'est en raison d'un accord qui se fait entre cette fleur et moi (entre ses propriétés objectives et ma sensibilité propre), et qui ne se fait pas entre elle et mon voisin. La raison des sentiments esthétiques est dans ces faits de convenance qui, comme tous les faits de relation, ont eux-mêmes un double motif, dans l'objet et dans le sujet». Pour une défense de la dimension irréductiblement subjective de l'expérience esthétique, dans une perspective en partie kantienne, voir par exemple la totalité de l'article de Genette cité dans cette note.
Il faut bien cerner les limites de la recherche: on livre ici un travail qui cherche à faire la part entre l'expérience esthétique à propos d'un objet naturel (objet dépourvu d'une Intentionnalité) et celle à propos d'une œuvre d'art (objet procédant d'une Intentionnalité). On ne dira rien de la différence qui peut exister entre une œuvre d'art et un artefact quelconque - différence qui permettrait d'éclairer plus amplement les liens entre auctorialité et Intentionnalité. Pour autant, on n'aura pas rien dit de ce qui fait l'auctorialité, puisque l'Intentionnalité en est un trait définitoire. Pour une tentative de saisie de la différence qui peut exister entre une œuvre d'art et un artefact quelconque, voir par exemple l'ouvrage cité de Danto A., 1989 [1981].
Les faits mentaux non conscients ne relèvent de l'Intentionnalité que s'ils sont accessibles à la conscience. Bien sûr, les faits mentaux qui sont inaccessibles à la conscience peuvent être causalement pertinents dans la création mais sont non Intentionnels au sens de Searle. Cf. Searle J., 1985 [1983].
Au sens si large qu'un artefact ne doit pas nécessairement être un objet: il peut s'agir d'une performance par exemple.
Voir en particulier le « Chapitre IV: L'expérience esthétique comme expérience hédonique», in Schaeffer J.-M., 2015, p. 177-250.
Sur ce point je renvoie à la section « La relation esthétique comme modalité spécifique de la relation cognitive», aux pages 152-167 de Schaeffer J.-M., 2015.
Il faut relativiser cette notion de « non perceptible dans l'expérience perceptive ordinaire»: ce à quoi je n'ai pas d'accès perceptif est peut-être à la portée de n'importe quel botaniste expérimenté. Sur l'insatisfaction qu'il y a à parler de « simple regard» (faut-il exclure les microscopes, les lunettes ou les rayons x ?), voir Goodman N., 1990 [1968], p. 136-137.
La solution que propose Genette à ce problème est de parler en termes « non objectivistes» et de passer de la considération du « perceptible» à celle du « perçu». Cf. Genette G., 1997, p. 181-182.
Voir Atran S., 1998 et Boyer P. et Barrett C., 2004 cités par Pignocchi A., 2012.
Voir Bloom P. et Markson L., 1998, p. 200-204.
Cette expérience est rapportée par Pignocchi A., 2012, p. 84-86.
À la fin de leur étude, les auteurs suggèrent qu'on serait en droit d'élargir ces résultats à des artefacts non représentationnels - classe réduite d'artefacts à laquelle appartiennent lesdits dessins de fourchette et cuillère. L'exemple mentionné par les auteurs est celui de l'horloge - objet dont la forme est tellement variable que son critère d'identification est déterminé par des considérations autres que strictement aspectuelles et qui relèvent à nouveau de l'intention et de la fonction. Ronde, en bois, analogique; digitale et carrée; en forme d'ours et parlante: c'est parce qu'elles servent à nous indiquer l'heure qu'elles sont appelées des « horloges» et non pas en vertu d'une relation de ressemblance visuelle.
Pignocchi A., 2012, p. 156-157: sur la finesse des intentions décelées, Pignocchi renvoie par exemple à une expérience menée par Babcock et Freyd en 1988 lors de laquelle ils avaient demandé à des sujets de reproduire à la main des caractères abstraits dont ils avaient observé la forme sur une feuille. Les sujets qui tentaient de reproduire ces caractères étaient capables de dessiner ces mêmes caractères en reproduisant non seulement leur allure générale mais en les reproduisant de façon telle qu'ils respectaient certains micro-traits génétiques: les sujets avaient tendance à tracer ces caractères dans le même sens que celui dans lequel ils avaient été tracés sur le modèle, avec une épaisseur similaire de trait, etc. Si les sujets avaient poïétiquement accès à des informations aussi subtiles, ils n'y avaient pas nécessairement accès de façon réflexive: lorsqu'on les interrogeait explicitement sur l'ordre des opérations ayant guidé le tracé du dessin observé, la plupart du temps, personne n'était en mesure de donner une réponse juste.
En réalité, ce phénomène de perception d'une action (ou de son résultat) à travers le prisme de la reconstruction de la démarche qui l'aurait guidée et que l'on désigne ici par « perception visuo-motrice» ne vaut pas uniquement pour la réception d'actions qui supposent un mouvement physique observable. En un sens moins étroit, au lieu de « perceptions visuo-motrices», on pourrait parler de perception par « représentations planificatrices». Ceci permet d'englober la réception d'objets plus abstraits (comme des narrations par exemple), pour lesquels le même principe de reconstruction inconsciente et spontanée de la démarche de l'auteur est activé par le spectateur. Les termes de « représentations planificatrices» renvoient aux représentations mentales dont dépend la réalisation d'une action. Cf. Pignocchi A., 2012, p. 172-174.
Pignocchi A., 2012, p. 152-154 renvoyant notamment à Rizzolatti G. et al., 2001.
Il ne s'agit jamais de postuler la systématicité de ce qui est éprouvé mais de cartographier le champ spécifique de possibilités ouvert pour l'expérience esthétique dans le cas de l'hypothèse auctoriale, c'est-à-dire le cas où le spectateur considère qu'un auteur ou une autrice est à l'origine de l'œuvre.
Quelle que soit la fidélité de cette modélisation.
Dewey J., 2010 [1934], p. 176-177. Le vocabulaire employé par Dewey dans ce passage fait d'ailleurs étrangement songer à une anticipation de la découverte des neurones-miroirs. À propos de l'observateur d'une action réalisée par un autre, Dewey dit ceci: « il le suit avec sympathie, quoique non ouvertement, dans son propre corps» grâce à « des canaux de réponse indirects et collatéraux préparés par avance».
Expression utilisée par exemple par Genette G., 1997, p. 180. Voir aussi sa remarque qui tend à relativiser le caractère « latéral» ou extérieur d'une information dite latérale.
C'est une question abyssale et qui ne saurait être résolue ici. Je me contente de la soulever et d'exposer les éléments qui étayent mon intuition d'une réponse par l'affirmative à cette même question.
Pour Genette, les œuvres d'art en particulier « imposent un élargissement du prédicat “esthétique” ou, ce qui revient au même, imposent la considération de certaines données extra-perceptuelles, pour peu qu'elles soient connues, comme alors pertinentes à l'appréciation esthétique» (Genette G., 1997, p. 185). Cette particularité reconnue aux œuvres d'art et qui les distingueraient des objets esthétiques que sont les objets naturels peut être expliquée par le fait que les œuvres d'art auraient une « identité stratifiée». Cette dernière notion est explicitée dans la section qui suit.
Je reprends ici le distinguo de Schaeffer « regarder à la lumière de» vs « éprouver la justesse de», Schaeffer J.-M., 1996, p. 166.
Du moins il s'agit d'un autre débat.
C'est ce que Searle appelle « l'Intentionnalité comme-si ». Cf. Schaeffer J.-M., 1996, p. 253: « le sujet adopte une position d'interprète en traitant l'objet naturel comme s'il avait un statut d'Intentionnalité dérivée. Un signe attentionnel possède donc aussi une signification comme-si, car l'interprète, bien qu'il ait lui-même posé la relation de signification, ne se positionne pas comme émetteur mais comme pseudo-récepteur […]».
Ou, plus largement, de signification.
Au passage, toute une partie de la production picturale de Jasper Johns est marquée par ce genre d'objets. Sur ce point, voir Danto A., 1989 [1981], p. 146 sqq.
À la demande des éditeurs Crosby, Brancusi a réalisé en 1929 plusieurs esquisses à l'encre de chine pour un portrait de Joyce destiné au frontispice de Tales told of Shem and Shaun. Three fragments from Work in progress. Après plusieurs versions figuratives, c'est une version symbolique qui est finalement retenue: il s'agit d'une spirale ouverte vers la gauche, entourée de trois traits verticaux de longueurs inégales. Sur cette œuvre, voir Tabart M., 2008.
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Et encore, il est possible d'entretenir un rapport culturel aux objets naturels. Voir par exemple la relation hautement culturelle de la poétesse Sei Shônagon à la fleur de poirier. Cf. Shônagon S., 1966 [1002], p. 63 citée par Schaeffer J.-M., 1996, p. 182-184.
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