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Abstract :
[fr] L’humour grinçant dont fait preuve le dramaturge est-allemand Heiner Müller a régulièrement été relevé par ses commentateurs et Müller lui-même. Ce comique macabre, qui s’inscrit dans un mouvement plus vaste de commentaire historique, s’applique à souligner les aspects tragiques ou mortifères de l’histoire allemande du vingtième siècle, thème central chez Müller qui prend dans plusieurs de ses textes et mises en scène une tournure carnavalesque (Bakhtine, 1970) propice à une approche associant le comique à des catégories telles que le dégoût (Kolnai, 1929 ; Menninghaus, 2003), l’abject (Kristeva, 1980) ou la transgression (Bataille, 1957). Le Geschichtsdrama (« drame historique », voir Ganter, 2005), dans la version « postdramatique » (Lehmann, 2002) proposée par Müller, progresse par des parallèles et superpositions rapides entre époques (l’unification allemande, le nazisme, l’URSS, le socialisme en RDA), mais aussi entre références littéraires, théâtrales et philosophiques (Shakespeare, Brecht, Nietzsche, e.a.), ou mythologiques et religieuses (les Nibelungen, la mythologie grecque, le christianisme e.a.). Ces raccourcis de pensée et de représentation scénique procèdent par une dialectique du dévoilement (le passage du visible/matériel à l’essence idéelle) et de la superposition (l’addition de couches interprétatives sur une idée originelle) qui réapparaissent de manière récurrente au fil de l’œuvre. Dans le texte théâtral, ce mouvement se traduit entre autres par un jeu carnavalesque de déguisements, mascarades et déshabillages, ainsi que par une oscillation entre le plus organique – le corps nu, voire démembré, comme amas de viande et d’os – et le plus désincarné – soit l’allégorie pure ou l’apparition spectrale. Dans Germania Tod in Berlin (1977) et Germania 3 Gespenster am toten Mann (1996, posthume) – textes que nous aborderons prioritairement dans notre communication – cette tension irrésolue s’exprime particulièrement par des situations-types qui se répètent au cours des pièces, comme l’abattage d’humains ou d’animaux (qui joue sur le double sens de schlachten, « abattre », et Schlacht, « la bataille »), l’écorchage et d’autres manipulations qui mettent la chair à nu, ou l’effeuillage progressif qui révèlent les couches de vêtements et de significations superposées. Dans toutes ces situations, le corps est mangé, goûté ou appréhendé comme nourriture, provoquant l’émergence d’un grotesque cannibale qui souligne la gravité et l’absurdité de l’histoire allemande.