Abstract :
[fr] L’ère du capitalisme tardif et son régime de production effréné (ultra-entropique, aurait dit Bernard Stiegler) ont installé dans la société contemporaine un rêve de cabane très ancré. Où faire sinon des expériences de qualité ? Dans quel type de lieu peut-on encore exister, c’est-à-dire tenir debout, malgré un monde qui file à haute allure vers l’incertitude et l’annulation de nos forces de résis- tance ? Plus un jour ne passe sans que ne s’exprime ici ou là le besoin partagé et revendiqué d’endroits sommaires où neutraliser nos coups de stress. D’espaces austères où réparer – si possible en silence – nos déficits de concentration. D’abris de fortune pour résister au vol de notre temps d’oisiveté (à l’écrasement du temps gratuit). De lieux qui supporteraient le désœuvrement, plutôt que d’être exclusivement tendus vers l’action. Qui permettraient de sortir de l’empire de la fonctionnalité, de la mobilisation permanente et des horaires, de ne pas être en apnée constante. Car les agressions du capitalisme sur nos vies ont pris une telle ampleur que s’est fermement installé en nous le fantasme du repli. Et par l’entremise de quelques textes ayant trouvé ces dernières années une large audience, la « cabane » a concentré de ce point de vue toutes les attentes. En marge d’un « univers social saturé d’impuissance », la cabane pouvait alimenter un rêve de délivrance, non seulement pour les artistes, « seuls casaniers socialement acceptables », mais pour tous ceux qui, dans le recul, espéraient « résister à la dureté des temps et à ses effets minants » : « Comment lutter contre le rationnement et la défiguration du temps ? Comment nous délivrer de notre fébrilité et réapprendre à nous poser ? », demande Mona Chollet. Pour beaucoup, la cabane est devenue le seul bastion de mise à l’abri des ressources mentales, et de préservation de l’énergie vitale. S’il est structurellement lié au modèle capitaliste, le phénomène a été exacerbé par la crise sanitaire. Après les confinements successifs, les médias se sont mis à appeler « syndrome de la cabane » (expression qui – en dépit de son allure pseudo-savante – n’est pas d’usage en psychiatrie) la difficulté à reprendre le chemin de la vie sociale après une période d’isolement. La formule désignait le ressenti anxiogène dû à la suspension trop longue des contraintes de la vie sociale et des rythmes imposés qui, restaurés trop brutalement (et même si l’on s’en sent soulagé), se remettent à faire violence à nos habitudes ou à nos préférences. Et à « atrophier nos intelligences » .