Abstract :
[fr] Dans la Critique de la raison pure, Kant expliquait le caractère synthétique a priori des jugements mathématiques par le fait qu'ils reposent sur des intuitions pures contraintes par les formes (spatiale et temporelle) de la sensibilité. Plusieurs des exemples qu'il fournissait pour la géométrie témoignaient toutefois de ce que ces intuitions ne peuvent émerger qu'à l'appui de constructions (régies par des concepts), lesquelles permettent de faire apparaître ce qui n'était précisément pas immédiatement visible. Bien plus, comme le soulignent l'"Origine de la géométrie" et d'autres textes husserliens de la même époque, même les intuitions géométriques qui ne supposent pas de telles constructions reposent-elles au moins sur des actes d'idéalisation qui dégagent des formes exactes au-delà de ce qui est effectivement perceptible et pratiquement important. Même lorsqu'elle est strictement intuitive, l'évidence géométrique exige-t-elle donc la médiation d'un certain nombre d'opérations intellectuelles qui la rendent possible. Mais, bien sûr, la leçon du 19e siècle, c'est que, de toutes façons, la géométrie et ne peut pas être strictement intuitive. L'appel à l'intuition est en effet très souvent le lieu de présupposés cachés que des inférences rigoureuses ont au contraire le mérite d'expliciter. La formalisation de la géométrie impose alors, à son tour, de nouveaux modes de production d'évidence, par la démonstration de propriétés métalogiques comme la consistance ou la complétude et par la présentation de "modèles".
En ce qui concerne l'arithmétique, Husserl avait, dès la Philosophie de l'arithmétique, dû reconnaître qu'elle ne peut que très partiellement reposer sur des représentations intuitives (ou "propres") de quantités et d'opérations fondamentales d'addition ou de partage sur de telles quantités. Déjà les nombres 0 et 1, mais aussi les grands nombres entiers, et plus encore les nombres rationnels, négatifs, réels, imaginaires ou encore transfinis — qui constituent en fait la quasi-totalité de l'arithmétique — ne font pas l'objet de telles représentations propres, mais sont caractérisés par le système symbolique de numération (en base 10) puis par des rapports opératoires aux nombres entiers ainsi caractérisés. Dans la perspective du maître de Husserl, Leopold Kronecker, il s'agit là d'un défaut de ces nouveaux "nombres", qui mène à penser que seuls sont véritablement nombres les entiers naturels.
Après avoir un temps hésité entre cette position constructiviste et la position formaliste, selon laquelle les nombres sont définis au sein de systèmes formels tels que chaque système — celui des nombres naturels, celui des entiers, celui des rationnels, celui des réels, etc. — non seulement "étend" le précédent mais redéfinit aussi ses entités, Husserl finit par trancher explicitement pour le second en 1900-1901 (dans les Prolégomènes et dans la conférence à la Société de mathématique de Göttingen à l'invitation de Hilbert). Dans sa théorie des multiplicités, il reconnaît que des objets formels comme les nombres sont définis par leurs rapports opératoires à tous les autres au sein de structures caractérisées par des axiomes et règles d'inférence, et dont l'évidence propre est régie par des preuves métamathématiques.
Que, loin d'être univoque, l'évidence mathématique se produise de multiples façons, telle est peut-être la première leçon qu'a engrangée Husserl en étudiant le fonctionnement effectif du savoir mathématique.