Quand l’obscurité s’abat sur le récit Iconicité, oblitération et engendrement poétique dans l’œuvre de Jochen Gerner

Notre communication se focalisera sur un cas très particulier de mise en contact entre l’iconique et le textuel. Elle portera en l’occurrence sur l’œuvre, très largement expérimentale, du plasticien français Jochen Gerner.
Depuis une vingtaine d’années, Gerner s’est attaché à explorer, dans ses multiples enjeux, une procédure formelle spécifique. Pour l’essentiel, son travail consiste en une double manœuvre de réappropriation et d’oblitération. Inspiré par les travaux de l’OuBaPo (Ouvroir de Bande dessinée Potentielle), le volume intitulé TNT en Amérique (L’Ampoule, 2002) s’avère tout à fait exemplaire à cet égard. Dans cette œuvre, Gerner s’empare d’un récit canonique (le fameux Tintin en Amérique [1946] d’Hergé) et entreprend d’en recouvrir chaque planche d’encre noire, n’y laissant à découvert que quelques mots tenus pour révélateurs et qui, dans le processus de reconfiguration matérielle auquel ils sont soumis, finissent par former entre eux une sorte de récit alternatif, éclaté et volontiers incantatoire.
Dans TNT en Amérique, le véritable black-out qui s’empare de la représentation se complémente par ailleurs d’une dissémination, à la surface de la page, de divers pictogrammes monochromes qui fonctionnent comme autant d’éclats lumineux dans l’obscurité ambiante et qui inscrivent la démarche de Gerner sous le signe du minimalisme le plus radical. L’ouvrage repose de la sorte sur un puissant mécanisme de suppression-adjonction (pour reprendre une expression chère au Groupe Mu et à sa Rhétorique générale) qu’il applique et systématise à l’ensemble du matériau-source.
À sa façon, l’œuvre de Gerner tend à reproblématiser et à éclairer d’un jour nouveau la question placée au centre du colloque. D’une part, elle invite en effet à s’interroger quant à ces cas de figure où c’est non pas une image, mais bien une surface aniconique qui touche le textuel au point de l’absorber et qui, par là même, concourt à le diffracter. D’autre part, TNT en Amérique, en tant qu’œuvre au noir, instaure des rapports inédits entre oblitération et création poétique. Dans une affiche encartée à la fin de l’ouvrage, Gerner en effet, s’appuyant sur les mots qu’il a soigneusement sélectionnés dans l’album d’Hergé, produit une suite de 62 quatrains dûment numérotés et à leur tour complémentés de divers pictogrammes qui les illustrent, les commentent ou en ramifient les effets de sens. Évoquant aussi bien la pratique surréaliste du cadavre exquis que le cut-up à la William Burroughs , ces brefs poèmes, qui mériteraient à eux seuls une analyse serrée, auraient été inconcevables sans la mise en contact du matériau-source avec la surface aniconique au travers de laquelle ils s’engendrent.
Au départ de l’œuvre si singulière de Jochen Gerner, il s’agira donc de se poser la question fondamentale des rapports entre iconicité, oblitération et production textuelle. Chemin faisant, nous convoquerons d’autres œuvres du même auteur (notamment Abstraction [1941-1968] et Panorama du feu) qui, fondées sur la même procédure formelle, permettent tout à la fois d’élargir et d’affiner la perspective.