Abstract :
[fr] Sous l’influence de diverses théories situées au confluent des sciences juridique, économique et politique, un phénomène de constitutionnalisation progressive de certaines options de politique économique peut être constaté depuis quelques décennies, principalement au niveau de l’Union européenne. Notre hypothèse de travail est que ce processus, qui participe d’une radicalisation de la théorie de l’État de droit dans la sphère économique, pourrait s’expliquer, à tout le moins en partie, par la perméabilité du droit à un certain naturalisme qui imprègne différents courants de la science économique.
Or, cette posture naturaliste, importée dans la sphère politico-juridique en tant qu’instrument de légitimation de certains choix économiques, pourrait, selon nous, induire autant que procéder de la montée en puissance politique des juridictions constitutionnelles. Autrement dit, les deux mouvements de consécration constitutionnelle d’une conception naturaliste de l’économie et d’institutionnalisation du juge constitutionnel en organe suprême de l’ordre juridique, s’ils ne se recouvrent pas entièrement, se renforceraient cependant mutuellement.
D’une part, là où les théories économiques restent, en tant que théories à prétention scientifique, exposées au critère poppérien de falsifiabilité, la prétendue naturalité des axiomes et hypothèses à la base de ces théories et, par extension, des principes découlant de celles-ci implique au contraire le postulat de leur irréfutabilité. L’« irrévisabilité » (certes relative) des normes constitutionnelles consacrerait alors, dans le champ juridique, l’irréfutabilité supposée des principes dégagés par ces théories naturalistes. L’invocation, dans le champ politico-juridique, de la naturalité de certains principes dégagés par ces théories économiques justifie dès lors leur sanctuarisation constitutionnelle et la délégation de leur protection à une institution supra-législative, supposée neutre et objective : le juge constitutionnel. De ce fait, cette perméabilité du droit au naturalisme défendu par certains courants de la science économique peut expliquer ex ante, partiellement à tout le moins, la montée en puissance politique des juridictions constitutionnelles au sein des ordres juridiques contemporains.
D’autre part, ce naturalisme économique constitue, ex post, un puissant levier de légitimation du mécanisme de contrôle de constitutionnalité – et du transfert du pouvoir suprême du législateur vers le juge constitutionnel qu’il induit –, même lorsque l’établissement de ce contrôle ne procède pas, au départ, de ce naturalisme. Face à l’impossibilité logique de justifier le contrôle de constitutionnalité – et le transfert de souveraineté qu’il implique – sur le fondement du principe démocratique , le recours au naturalisme libéral – tant celui du marché que celui des droits de l’homme – constitue un moyen particulièrement efficace de légitimation d’une institution fondée, dans la tradition continentale du moins, sur les principes de neutralité, d’impartialité et d’objectivité qui nimbent le pouvoir politique inhérent à la fonction juridictionnelle. La légitimité du juge constitutionnel résiderait ainsi dans une capacité à protéger et à garantir certains principes prétendument naturels (en l’occurrence économiques) face à l’arbitraire inhérent au pouvoir, fût-il démocratique.
Cependant, si cette hypothèse se vérifie, ces considérations nous amèneront alors à interroger le paradoxe de cette (auto)légitimation naturaliste du juge constitutionnel à l’intérieur d’ordres juridiques continuant formellement de se revendiquer, implicitement ou explicitement, démocratiques.