Abstract :
[fr] Au départ d’une vignette de terrain décrivant une situation où je consulte l’avis d’une fille de 8 ans à l’époque (novembre 2015) sur ma manière de comprendre le partage et plus généralement les échanges entre enfants, ma communication s’articule autour de trois thèmes : la parole des enfants, la compréhension réciproque des activités des uns (enfants « enquêtés ») et de l’autre (adulte « enquêteur » aux casquettes multiples) et finalement les modalités de communication au sujet de ces activités. Par là j’entends discuter le dispositif de restitution tel qu’il se pratique tout au long du déroulement d’un terrain ethnographique.
Une dimension transversale de l’idée de restitution dans le cadre d’une enquête ethnographique est le fait de l’échange. Il s’agit notamment de la circulation d’idées entre l’ethnographe et ceux avec qui il travaille. Quand il en va d’enfants, se posent d’emblée les questions, à la fois éthiques et heuristiques, de leur parole et de leur aptitude à comprendre les paroles et actes du chercheur. La première est communément associée à des valeurs contradictoires. Bien précieux par son authenticité et sa fragilité, il est à protéger et à chérir. Mais d’autre part cette parole est associée à la labilité, à la fabulation, au mensonge ; à cet égard il faut s’en méfier. L’aptitude que les enfants ont à concevoir des idées et actes adultes (dont la complexe et technique démarche de « recherche anthropologique ») fait l’objet de soupçons : surtout petits, les enfants seraient inaptes à comprendre, ou alors il est nécessaire d’utiliser des détours et stratagèmes. Cette représentation rencontrée chez de nombreux adultes responsables dans l’entourage des enfants avec qui j’ai travaillé se retrouve aussi dans différents types de littératures « savantes » concernant les bambins et leur « éducation ». Dans la réalité de mon terrain, un des défis éprouvés surtout lors de mes premières démarches, a consisté à me faire comprendre des enfants, mais aussi et surtout à moi-même les comprendre. Cela a nécessité des adaptations de langage de part et d’autre, soutenues par la volonté de se comprendre — sans quoi les efforts d’adaptation eurent été vains. Et cette volonté de compréhension mutuelle a nécessité d’expliciter souvent des éléments qui, en situation de commerces relationnels « normaux » pour eux et moi, seraient restés tacites : des normes, la signification de codes non-verbaux, l’intérêt de certaines pratiques, la valeur de certaines idées, …
Finalement, réfléchir à des évènements apparemment anodins du terrain qui concernent la communication avec les enfants rappelle les enjeux fondamentaux de tout travail ethnographique, et reconduit à la question de la restitution qui advient en continu comme effort de traduction. Si en effet toute démarche ethnographique se fonde sur le projet de comprendre une réalité peu ou pas connue, et si sa finalité est bien celle de traduire cette réalité en des mots (parfois jargonnants) qui la révèlent sous un jour plus manifeste, la question est aussi de savoir : pour qui ? Et également : à quel(s) moment(s) ? La traduction n’advient pas uniquement pour la supposée communauté d’appartenance du chercheur à la fin de son travail d’écriture. Elle advient aussi pour le chercheur lui-même, tout au long de son terrain : par les « enquêtés » eux-mêmes, tandis qu’ils se racontent, et à leur destination, tandis que le chercheur d’une part tente de se raconter à son tour, et d’autre part confronte ses intuitions aux avis des enquêtés. Au sein de tels échanges, il y aura inévitablement des « malentendus », des « mensonges » ou « fabulations ». Il ne s’agit pas d’attributs essentiels de la parole et de la cognition de jeunes enfants. C’est le lot de toute communication (verbale) humaine, et c’est le lot de toute traduction.