Abstract :
[fr] À l’inverse d’Aristote, qui l’envisage comme un procédé rhétorique, Nietzsche fait de la métaphore un concept opératoire : une activité instinctive permettant d’accéder à l’essence des choses. Mais l’essence intime des choses, bien qu’indépendante de la métaphore en tant que moyen d’expression, se trouve en elle « comme le père par rapport à son fils », formule le philosophe allemand. Autrement dit, pour autant de fils, c’est-à-dire, de métaphores, que l’on possède, on ne dispose jamais que de dérivés de la chose, pas de la chose elle-même. D’où la nécessité de diversifier les métaphores pour tendre vers une perspective plus ample, plus compréhensive sur la chose. C’est d’ailleurs ce que fait Nietzsche lui-même dans ses essais. C’est aussi, il nous semble, ce que ferait Félix Bruzzone dans le roman ici considéré.
Paru en 2008, Les taupes s’inscrit dans la tendance de la literatura de los hijos, ou « littérature des enfants » (sous-entendu, enfants de la dictature). Les caractéristiques qui distinguent ce roman des récits de mémoire traditionnels sont sa discontinuité et son imprévisibilité, ainsi que son langage métaphorique. Errance, voyage, maisons vides et tempêtes, travestisme, chirurgie, le livre contient diverses métaphores, métaphores au sens nietzschéen, large. Certaines d’entre elles sont décodables — on les appelle métaphores in presentia, car on en possède à la fois le « véhicule » et la « teneur » — ; d’autres demeurent absolument indéchiffrables — on nomme celles-là in absentia, car leur « teneur » fait défaut —. Un exemple de métaphore in presentia est le périple qu’effectue le protagoniste vers le sud. Descendre à Bariloche, c’est remonter dans un passé dont on ne peut, semble-t-il, s’extirper. D’un autre côté, on trouve un exemple éclatant de métaphore in absentia dans l’implant mammaire que subit ce même protagoniste dans les dernières pages du roman. Félix Bruzzone nous livre le véhicule de la métaphore mais garde pour lui sa teneur, et entre les deux, les possibilités sont presque infinies.
La multiplication des métaphores dans Les taupes et, plus précisément encore, la présence d’une métaphore in absentia, mènent à s’interroger sur le procédé lui-même. Il est surprenant qu’à partir d’un matériau autobiographique Bruzzone produise un récit inachevé et codé. De fait les récits qui prennent pour sujet la dictature adoptent majoritairement la forme réaliste du témoignage. Mais le problème de ces récits est qu’ils reproduisent l’unicité du point de vue dictatorial qu’ils dénoncent. C’est ici que la définition nietzschéenne de la métaphore peut nous illuminer. Bruzzone, en diversifiant les métaphores, propose pour sa part un récit aux multiples points de vue : un roman « ouvert », au sens de collaboration théorique qu’Umberto Eco attribue à ce terme. Et quelle meilleure façon d’éviter le piège d’opposer à la dictature un autre point de vue unique, après tout, que d’inviter le lecteur à s’impliquer mentalement dans la réflexion à son sujet ?