Abstract :
[fr] Les Séleucides ont hérité de la plus grande partie du territoire légué par Alexandre le Grand. Leur empire, dans son extension maximale, s’étendait de la Chersonèse de Thrace à l’ouest jusqu’à la Bactriane à l’est. Des études récentes ont montré que la population de l’empire a pu atteindre un maximum de 30 millions d’habitants appartenant à différents groupes ethniques et culturels. L’administration de ce vaste territoire multiethnique constituait un véritable défi pour les Séleucides. Il ne fait pas de doute que l’essentiel de leur structure administrative la plus grande part de leur structure administrative provenait directement des Achéménides, mais d’autres aspects plus innovants étaient des créations ad hoc visant à résoudre des problèmes particuliers de la Cour royale et de l’administration.
Les deux premiers Séleucides, Séleucos Ier et Antiochos Ier, développèrent une politique coloniale intensive en fondant de nouvelles cités dans l’ensemble des territoires nouvellement conquis. Les nouvelles colonies visaient à marquer physiquement et idéologiquement le territoire et les populations indigènes. Certaines de ces nouvelles fondations devinrent des cités importantes de l’empire, tandis que d’autres restèrent simplement des postes militaires protégeant des zones sensibles. Parmi les premières, Séleucie du Tigre et Antioche devinrent d’importants centres urbains et sont souvent, bien que de manière incorrecte, qualifiées de « capitales ».
OBJECTIFS DE LA RECHERCHE
La ligne idéologique reliant les différents territoires, populations et groupes ethniques de ce vaste empire n’était autre que le roi lui-même et sa dynastie. Dans cet état de la recherche, nous avons considéré que la figure du roi séleucide était sous-étudiée et relativement marginalisée. Les récentes études ont rarement (voire jamais) posé la question du rôle de la personne royale elle-même en tant que constituant idéologique de l’empire. Son rôle vis-à-vis de et avec le divin est virtuellement ignoré, et le culte royal séleucide n’a jamais fait l’objet d’une étude approfondie. L’analyse iconographique des représentations des rois séleucides n’est jamais allée au-delà de la simple description.
Pour ces raisons, dans notre thèse nous avons tenté de répondre aux questions suivantes : quel est le rôle du roi (et de la famille royale en général) dans la création idéologique de ce que nous appelons l’empire séleucide ? Comment ces rois ont-ils envisagé leur relation avec le divin ? Quels dieux ont-ils privilégiés et pour quelles raisons ? Ont-ils jamais tenté de devenir eux-mêmes des dieux, ainsi qu’on peut parfois le lire dans des manuels généraux d’histoire et d’art hellénistiques ? Quels médias les rois (et leur administration) ont-ils de préférence utilisés pour communiquer leur image ? Quels étaient les publics visés ?
LA MÉTHODOLOGIE
Cette étude est avant tout numismatique, iconographique et religieuse. Cela ne signifie pas que d’autres sources soient exclues de l’analyse, et nous utilisons un large éventail de données archéologiques, épigraphiques et philologiques.
La méthode que nous avons adoptée pour répondre aux questions ci-dessus est simple et directe: une analyse exhaustive des données numismatiques établissant un lien entre les rois et le divin et témoignant de la position particulière de la hiérarchie entre les hommes et les dieux. Ces sources numismatiques sont analysées à la fois « quantitativement » et « qualitativement ». Dans un premier temps, nous proposons une analyse détaillée d’une série de questions numismatiques liée à la position des rois en relation avec le divin et/ou leur volonté d’établir une idéologie royale commune. L’impact de ces analyses est ensuite évalué quantitativement à partir de deux bases de données qui ont été établies spécifiquement en vue de cette recherche et se trouve in extenso dans les annexes de la thèse. La première, la « Seleucid Hoard Database » (SHD), réunit virtuellement tous les trésors séleucides, c’est-à-dire tous les trésors contenant au moins une monnaie séleucide. Les données/pièces de monnaie sont étudiées dans les moindres détails afin de permettre à la SHD d’être utilisée pour examiner un large éventail de questions telles que la « quantité relative » de monnaies portant les types d’Apollon ou de Zeus, ou celles présentant le roi avec des attributs divins.
La seconde base de données, la « Seleucid Excavations Database » (SED), rassemble le matériel numismatique provenant de fouilles archéologiques et de trouvailles isolées, c’est-à-dire les monnaies trouvées dans des fouilles mais aussi celles qui sont rapportées sans contexte archéologique précis. La structure des deux bases de données est comparable et permet d’obtenir une image représentative de la production monétaire originelle des rois. Ceci dit, nous nous sommes appliqué à démontrer méthodologiquement et statistiquement la représentativité des deux bases de données. Dans ce but, nous avons essayé d’aller au-delà de la simple réunion du « maximum de données possible » afin d’obtenir un échantillon fiable. En ce sens, cette étude s’inspire de la numismatique romaine, et tout particulièrement des analyses proposées par des spécialistes de la (Grande-) Bretagne romaine
STRUCTURE DE LA THÈSE
La thèse est divisée en quatre parties. Dans la première, nous analysons ce que nous appelons le « contexte du culte royal », c’est-à-dire les sources archéologiques et épigraphiques témoignant d’un culte royal et/ou des relations des Séleucides avec le divin. Le premier chapitre examine les données archéologiques liées au culte royal des Séleucides: naoi (temples), temenoi (enceintes consacrées), autels ou statues des rois. Notre analyse se concentre sur les cultes offerts aux rois par les cités grecques, principalement en Asie Mineure. Le second chapitre analyse les témoignages épigraphiques du prétendu culte « étatique », c’est-à-dire de la façon dont les rois (et leur Cour) se conféraient à eux-mêmes des τιμαὶ (honneurs). Nous examinons en détail le cadre méthodologique des études antérieures concernant la distinction entre culte « civique » et « étatique » avant de nous concentrer sur les fameux prostagmata (ordonnances) de 193 av. n. è. instaurant le culte de la reine Laodicée dans les satrapies du royaume. Le dernier chapitre de la première partie propose une analyse nouvelle de la documentation babylonienne relative au culte du roi et de sa famille. Cette analyse témoigne de l’influence des pratiques grecques sur les rituels locaux en Babylonie et explique pourquoi les rois séleucides participaient activement (et parfois en personne) au festival de l’Akitu. La conclusion de cette première partie introductive est que l’association des Séleucides au divin reste discrète, tant dans les contextes grecs que dans les contextes indigènes.
La seconde partie de la thèse introduit l’analyse numismatique et iconographique des données. Il faut toutefois noter que les monnaies ne sont que le point de départ d’analyses plus approfondies dès lors que l’ensemble de données disponibles sont mises à contribution. Dans cette partie nous testons notre thèse principale quant à la « discrétion » des Séleucides lorsqu’ils traitaient avec le divin. Cette thèse est mise à l’épreuve des données visuelles tout en étant discutée à la lumière d’autres sources d’information relatives au rôle du roi séleucide.
L’ordre des chapitres est à la fois chronologique et thématique: le premier chapitre examine les toutes premières émissions monétaires de Séleucos Ier portant des attributs divins, i. e. les monnaies de Suse que l’on appelle communément « au trophée ». L’étude de ce monnayage produit par le fondateur de la dynastie dans un atelier monétaire important mais périphérique introduit une série de questions qui seront posées à travers la thèse : pour quelle raison les représentations du roi comportaient-elles des attributs divins ? Quelles étaient la signification et l’importance de ces attributs dans l’idéologie royale ? Comment le roi se positionnait-il en relation avec le divin au moyen de ses représentations numismatiques ? Une grande attention est portée aux détails (par exemple l’episemon du bouclier macédonien au revers, la clef pour comprendre ce monnayage), mais le problème est également envisagé sur le long terme en comparant les données des bases de données SHD et SED. Le second chapitre reste dans le domaine des cornes et introduit la politique taurine et cornue des Séleucides. Nous examinons toutes les données disponibles et arrivons, une fois de plus, à la « discrète » des Séleucides. La même conclusion est obtenue suite à l’analyse d’une petite émission d’un atelier incertain sous Séleucos Ier qui va élargir l’imagerie dionysiaque de la numismatique séleucide.
Le chapitre suivant s’intéresse à la signification de l’association du roi avec la représentation d’Apollon assis sur l’omphalos, une image généralement considérée comme la marque déposée de la dynastie. Ce chapitre joue un rôle central dans notre démonstration car il se concentre sur l’ancêtre divin de la dynastie, son archégète, et sur les moyens par lesquels les Séleucides introduisirent et envisagèrent cette filiation au travers de différents médias. Même si une filiation divine semble impressionnante, les rois (et leur administration) s’en servirent d’une façon plutôt « discrète », à la fois dans les sources visuelles et épigraphiques, ce qui suggère que les implications de cette filiation divine étaient discrètes dans l’idéologie royale. Les rois apparaissent comme les « favoris » des dieux, ils sont eusebès (pieux) et jouissent de l’eunoia (bienveillance) divine; ceci est également démontré dans le chapitre suivant où nous focalisons sur un détail un peu marginal : une barbe apparaissant temporairement sur les portraits de certaines émissions monétaires. Ces séries sont liées à des vœux faits par les rois ; une fois de plus, le roi s’associe et se rattache au divin d’une façon « discrète », que nous osons aussi dire « personnelle ». Cette discrétion est aussi discutée lorsque nous considérons une série de monnaies montrant le buste royal drapé.
Les chapitres précédents ont insisté sur le caractère subtil de l’association de Séleucos Ier et Antiochos II avec le divin. L’analyse de l’imagerie céleste d’Antiochos IV et de ses successeurs démontre que la situation change sous le règne de l’Epiphane. Antiochos IV s’associe en effet avec le divin d’une manière plus flagrante, usant (et abusant)des attributs divins sur ses portraits. La suite de l’étude suggère cependant que sa politique était beaucoup plus nuancée par rapport à ce qu’affirment certaines études. L’analyse de la circulation et du volume des émissions monétaires nous permettent en effet de réévaluer la politique d’Antiochos IV, et de comprendre que le roi n’était pas, après tout, moins « discret » que ses progonoi, mais qu’il tentait simplement de s’adapter au problème critique de son époque, c’est-à-dire l’arrivée d’un nouveau et important compétiteur en Méditerranée orientale, Rome.
Le dernier chapitre de la seconde partie de notre thèse examine la relation des reines avec le divin au travers de l’analyse d’une émission de petits bronzes frappés dans l’est et l’ouest de l’empire. Il apparait que les reines séleucides étaient associées de manière préférentielle avec la déesse Aphrodite, une divinité autrement marginale parmi les types monétaires séleucides.
Le chapitre suivant introduit la troisième partie de la thèse, laquelle correspond à l’analyse quantitative des données numismatiques (et sigillographiques). Notre analyse offre une démonstration méthodologique de la fiabilité, de l’utilité et des perspectives futures des bases de données SED et SHD. Les analyses de ces deux bases de données sont les plus détaillées possibles, car il s’agit d’une toute nouvelle méthode en numismatique grecque. C’est pourquoi les bases de données sont testées au moyen de méthodes statistiques. Cela mène l’analyse à quelques conclusions surprenantes concernant, par exemple, le volume des productions monétaires et le niveau de monétarisation des Séleucides et des Ptolémées, ou le rapport étroit observé en comparant la SED et la SHD aux plus grandes collections numismatiques du monde. En vue de ces études comparatives, plus de 25.000 pièces de monnaie appartenant à cinq collections majeures ont été examinées, ce qui donne à nos bases de données et à leur usage dans le futur un poids supplémentaire.
Après la démonstration de la fiabilité des bases de données, les trois chapitres suivants se concentrent sur la question principale de la thèse: à quel point la relation des Séleucides avec le divin était-elle « discrète » ? Nous y répondons d’abord en analysant les monnaies appelées « divines », c’est-à-dire les pièces où le roi est décrit portant un ou plusieurs attributs divins. Le résultat est surprenant : pas plus de 30 pourcents des monnaies séleucides portent un type divin. Ce pourcentage est même plus faible lorsque l’on prend en considération les paramètres du métal, de la circulation et de la chronologie. En tout cas, une fois de plus, nous constatons que les Séleucides hésitèrent à s’associer au divin de manière plus ostentatoire. Ce résultat, un simple nombre, a des conséquences importantes pour la compréhension de l’idéologie royale et religieuse, et pour déterminer les publics visés par ces médias visuels. L’analyse comparative des données numismatiques et des données sigillographiques de Séleucie du Tigre sert d’étude de cas pour identifier les différentes audiences visées par les différents types de communication visuelle. Dans tous ces cas, il est évident que les rois séleucides n’affirmèrent jamais réellement un statut divin ; ils restèrent des rois eusebès, les « favoris des dieux », voulant simplement afficher soit leur piété, soit la faveur divine dont ils bénéficiaient, plutôt que leur (supposé) statut divin.
L’étude comparative et diachronique des représentations d’Apollon et de Zeus montre également que les monnaies, en tant que documents officiels, étaient l’expression de politiques précises, déterminées et ciblées. L’évolution de l’iconographie numismatique de Zeus à Apollon et puis de nouveau à Zeus ne fut pas une question de goût personnel, mais l’expression visuelle de la naissance d’une dynastie et des luttes internes de cette dynastie, tout particulièrement après la défaite de Magnésie du Méandre en 189 av. n. è.
Le court chapitre suivant vise à démontrer les possibilités offertes par les bases de données SED et SHD. Dans cette optique, nous avons choisi, d’une manière assez provocante, de comparer la vitesse de circulation de la monnaie dans la zone Euro et l’empire séleucide. Le résultat est surprenant mais montre clairement les nombreuses perspectives offertes par la création de grandes bases de données.
Le chapitre de conclusion est consacré à ce que nous considérons comme la scène idéale pour l’étalage de la magnificence royale séleucide: la procession de Daphné organisée par Antiochos IV. L’analyse de ce cortège met en évidence la manière dont ce roi voulait être perçu par ses sujets et par les représentants étrangers (les theoroi) et désirait se positionner dans la dichotomie entre l’humain et le divin.
En conclusion, dans cette thèse, nous examinons le roi séleucide face au divin en nous concentrant sur les expressions visuelles des médias produits par le roi lui-même (et son administration). C’est la démarche du sommet vers la base (top-to-bottom) qui nous intéresse. Le roi et sa Cour mirent en scène une idéologie et une politique communes : la façon dont le roi doit être vu et perçu par ses sujets et les dynasties hellénistiques rivales. Au cours de ce processus, le roi (et sa Cour et son administration) restèrent très prudents ; ils ne franchirent jamais la ligne rouge séparant les sphères humaine et divine. Ils préférèrent toujours mettre en valeur leur piété envers le divin plutôt que leur hypothétique nature divine. Les rois préférèrent afficher leur position en tant que favoris des dieux plutôt que prétendre être des dieux eux-mêmes. Il leur importait plutôt de revendiquer leur victoire (espérée ou obtenue) en exprimant leur position unique de « favoris des dieux ». C’est cela que les données numismatiques donnent à voir et c’est ce qu’Antiochos IV mit en scène lors de la procession de Daphné.
La thèse porte le titre parlant de « Favoris des dieux ». La raison en est simple: être les préférés des dieux était la seule position que revendiquaient les rois séleucides. Ils étaient les fils d’Apollon, mais par-dessus tout, ils exprimaient leur piété envers le divin ; et comme ils étaient des rois pieux, ils pouvaient être les favoris des dieux. C’est là le message politique, idéologique et religieux qu’ils élaborèrent et communiquèrent. On peut observer que c’était un message plutôt subtil, discret et efficace, puisque la piété est une valeur commune à toutes les religions et que pour cette raison elle devait être comprise par les différents sujets de leur immense empire. Nous avons soutenu la thèse que le roi séleucide n’est pas dieu, que jamais il n’a souhaité exprimer sa propre divinité et/ou ne s’est présenté comme tel. Il se servait des attributs divins comme de marqueurs visuels de son eusebia, sa piété, et pour afficher sa position de « favori des dieux ».