Abstract :
[fr] « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es », écrivait déjà en 1826 Brillat-Savarin, en suggérant une approche herméneutique de l’alimentation. La nourriture, en raison de son incorporation, est intimement connectée à la construction symbolique de la subjectivité ; elle a également une implication sociale (Sahlins, 1982), dans la mesure où elle fait l’objet d’un partage selon des règles de commensalité (Douglas, 1972). L’anthropologie de l’alimentation permet aujourd’hui d’éclaircir des processus sociaux plus amples que la consommation de nourriture engage (Mintz and Bois, 2002). Un intérêt particulier est porté sur le rapport entre l’alimentation et les représentations identitaires des groupes culturels ou sociaux. Les membres de ceux-ci se rapportent à des cultures alimentaires de façon active, s’engagent dans un processus d’affirmation d’une identité propre et partagée (Lupton, 1996).
Ces dynamiques font aussi l’objet de plusieurs études sur la connexion entre alimentation et migration. Ces études mettent tout d’abord en évidence le fait que, lors d’un déplacement, les individus ou les groupes sont confrontés à des cultures alimentaires différentes, et elles s’engagent alors à vérifier dans quelle mesure cette rencontre défie l’identité individuelle (Spiro, 1955; Crenn, 2004; Cardona, 2004) et quelles pratiques elle engage afin de la préserver (Hage, 1997; Beyers, 2008; Diner et Diner, 2009). Souvent, les discours sur l’intégration des migrants concernent aussi les habitudes alimentaires (voir par exemple De Lesdain, 2002), considérées comme des indices d’une disposition à adhérer aux normes de la société « d’accueil ». Le niveau d’intégration (ou la disposition à s’intégrer) serait établie sur base de l’acculturation alimentaire dans le contexte migratoire (voir aussi Bastenier et Dassetto, 1993).
Loin de constituer les extrêmes d’une dichotomie irrésoluble, les cultures alimentaires du pays d’origine et du pays d’accueil des migrants qui se rencontrent grâce – entre autre – à la mobilité de ces derniers, créent un espace de frontière qui est habité par les acteurs eux-mêmes (Agier, 2013). Dans cet espace l’appartenance culturelle est questionnée, elle fait l’objet d’une réflexivité (voir aussi Rodier, 2010), et les habitudes alimentaires prennent également la forme d’une « mise en scène du culturel, favorisant des stratégies ponctuelles d’affirmation identitaire et des rhétoriques du conflit » (Julien, 2010 : 17).
Cette contribution veut amener une réflexion à propos des dynamiques qui ont lieu dans l’espace de la frontière ainsi définie, au départ de l’analyse de matériaux ethnographiques concernant les pratiques alimentaires de certaines femmes marocaines résidant en Italie et les discours qui les accompagnent. Dans l’espace de la frontière les appartenances socio-culturelles se définissent et sont négociées grâce également aux choix alimentaires. Le rapport individuel aux interdits alimentaires d’ordre religieux en est une preuve, notamment lorsque ce rapport assume la fonction de « [f]aire barrage à l’altérité […] c’est-à-dire instituer la séparation » (Benkheira 1997: 261) ou, inversement, d’affirmer l’échange social selon des modalités propres.