Abstract :
[fr] À partir de 1948, où il donne des préfaces à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache et à l’antiroman de Nathalie Sarraute, Portrait d’un inconnu, jusqu’au début des années 1970, Sartre a écrit une quinzaine de préfaces. Dans plusieurs cas, ces préfaces sont comme indissociables de l’ouvrage préfacé ; on leur reproche souvent d’avoir pris le dessus sur celui-ci. Il s’agit ici de relire la préface de Sartre aux Damnés de la terre de Frantz Fanon. Cette préface, peut-être la plus célèbre, sûrement la plus scandaleuse, est souvent réduite à l’invitation à la violence libératrice qu’on y trouve ou croit y trouver, sans qu’il ne semble guère utile de relire le texte de Sartre, une fois pour toutes saisi dans une posture d’aveu. En partant de l’unique rencontre de Fanon et de Sartre à Rome, à l’été 1961, il s’agit, plus précisément, de comprendre la « collaboration » qui se noue alors entre les deux hommes : à savoir de comprendre de quelles façons Sartre construit sa préface en prenant sur lui une certaine histoire de la littérature noire (Maran, Wright, Fanon) qui lui permet, à partir de cette rencontre à la mort, de (presque) confondre sa situation avec celle de Fanon. Dans ce texte-bilan d’une décennie d’engagement jusqu’à l’épuisement, Sartre trouve en même temps la possibilité de réécrire « Orphée noir », à partir des romans contemporains de Boris Vian et de Richard Wright, et de réécrire Fanon lui-même en l’envisageant au futur à partir de Peau noire, masques blancs. La littérature sartrien apparaît du coup non pas comme un abandon complaisant à la violence, mais comme une manière de regarder la réalité en face, ce que Qu’est-ce que la littérature ? désignait comme un art de (se) faire honte.