De l’empiètement silencieux de l'ordinaire vers l'installation du spectacle de normalité : Résister et faire le commerce autrement à Tunis : Une étude des formes de résistances quotidiennes des « nasâba ».

Les luttes quotidiennes entre les commerçants de rue et les autorités autour de l’accès à l’espace public révèlent les enjeux de pouvoir liés à l’usage et au contrôle de l’espace urbain à Tunis. En effet, les « nasâba » en essayant de gagner leur vie, sont amenés à « jouer le pouvoir » (De Certeau, 1980), à composer avec les contraintes quotidiennes, voire à résister face à un « urbanisme revanchard » (Smith, 1996). Pour reprendre le terme de James C. Scott, ils font face à une forme d’« haut-modernisme autoritaire » (Scott, 2021), une conception modernisatrice qui tend à ignorer leur droit à la ville (Lefebvre, 1972). Dans ce contexte, une question se pose : comment parviennent-ils à gagner leur vie malgré l’illégalisation de leurs pratiques commerciales ?
À travers cette proposition, nous présenterons quelques éléments empiriques et théoriques qui mettent en exergue cette lutte continue des commerçants de rue pour l’accès et l’apprivoisement de l’espace urbain, ainsi que le maintien de leurs activités commerciales, en mettant l’accent sur des études de cas.
Dans un premier temps, nous traiterons le cas du marché de la rue d’Espagne à Tunis. À la suite à notre étude ethnographique du marché (novembre 2022- juin 2023), nous soutenons que son évolution d’un état d’empiètement silencieux (Bayat, 1997) des commerçants sur l’espace de la rue, jusqu’à l’installation du marché comme un spectacle de normalité (Goffman, 1973) (tel que nous l’avons observé) est due à un long processus de familiarisation progressive avec l’espace de la rue et ses usagers. Nous appréhendons ce processus comme une forme de résistance quotidienne et adaptive où les commerçants gagnent en présence et en visibilité dans un espace souvent hostile et contrôlé.
Ce processus peut être analysé à travers le concept de familiarisation que nous abordons selon ses différentes phases et les circonstances sociales qui le facilitent : l’apprentissage par le tâtonnement et l’essayage, la répétition et la stabilité, ainsi que la construction collective de la familiarité (Felder, 2021). Ces étapes illustrent comment les vendeurs naviguent et expérimentent régulièrement l’espace de la rue, s’adaptent en permanence avec les différents défis quotidiens et établissent une routine sociale qui contribue à normaliser leur pratique commerciale « illégalisée » et leur permet d’agir ouvertement.
Dans un second temps, nous allons présenter le cas d’Ahmed, un vendeur de sandwich ‘ayari qui s’installe habituellement dans un recoin d’une ruelle de la Médina de Tunis, en illustrant comment il a pu accéder à son espace de travail, et apprivoiser l’espace urbain et ses différents usagers. Afin d’y parvenir, nous nous penchons sur des stratégies, telles que l’intermédiation (al-wassāṭa) de son ami l’épicier du quartier afin de s’installer de façon accommodante dans son espace de travail, ainsi que leur relation économique à bénéfices réciproques. Nous décrivons également sa relation complexe avec les restaurants de proximité et les agents de l’Etat, ainsi que les arrangements et les accommodements qu’il a pu tisser avec ces derniers.
Cette proposition essaierait de réconcilier deux notions souvent conçues comme antagonistes : familiarité et résistance, en montrant que ces dynamiques de construction de familiarité avec l’espace urbain et ses différents usagers, incluent des actes de résistance quotidienne subtils et progressifs. En s’ancrant dans leurs espaces de travail, les « nasâba » développent des tactiques pour contourner les normes établies, négocient avec les autorités et transforment l’espace urbain à leur avantage.