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Abstract :
[fr] Le 19 mars 2011, à la fin de sa conférence à l’Institut Émilie du Châtelet dans le cycle
« Quarante ans de recherche sur les femmes et le genre », Françoise Collin avance de sa voix et de son ton si reconnaissables : « nous n’avons pas tellement pensé la transmission diachronique ». La philosophe féministe belge, co-éditrice de l’anthologie Les Femmes de Platon à Derrida (rééd. Dalloz, 2011) oppose alors, presque sur le mode de la fable, la manière dont les philosophes hommes ne négligent pas de former, dans la mort, des solidarités avec les collègues tant détestés de leur vivant. Lorsqu’un philosophe-homme décède, souligne Collin, « les pires ennemis sont présents pour rendre hommage à [son] œuvre ». Dans le cadre de cette communication, j’aimerais mettre à l’épreuve cette
affirmation relative à la difficulté d’élaborer une histoire des philosophies féministes (dans l’espace francophone) à l’aune de la réception complexe du Deuxième Sexe de Beauvoir, jusque dans l’œuvre de Collin.
La réception du Deuxième sexe a été importante dès sa publication en 1949. Des études déjà classiques ont étudié sa réception (Sylvie Chaperon, Les Années Beauvoir, 2000), complétées ces dernières années par une étude de ses réceptions internationales (Simone de Beauvoir Studies, vol. 31, n° 2, 2020) et par des études remarquables de la réception « publique » de l’œuvre beauvoirienne (Judith Coffin, Sex, love, and letters, 2020 ; Marine Rouch, Chère Simone de Beauvoir, 2024). Une autre réception du Deuxième sexe, longtemps inavouée, relève en revanche de ce qu’on pourrait appeler une histoire critique de la philosophie française contemporaine. L’Avant-propos de l’anthologie de 2011 pointait « l’effet de choc […] produit par Le deuxième sexe » dans une histoire de la philosophie marquée par d’« étranges aveuglements à l’égard de la question des sexes et du genre » (p. 2). En trois temps, ma communication visera à montrer différentes configurations de ce choc produit par Le deuxième sexe en relation avec les effets d’inertie et de résistance opposés par les repères habituels de l’histoire de la pensée française au cours des soixante-quinze dernières années.
Premièrement, je montrerai le rôle joué par la figure de Beauvoir et son grand livre de 1949
dans les discussions théoriques et épistémologiques qui mobilisent, dans les pages de la revue Les Temps Modernes entre 1955 et 1962, Lévi-Strauss, Sartre et Bourdieu. Sans que Beauvoir ne soit jamais citée par eux, il est en effet remarquable que ce soit à chaque fois l’anthropologie politique du corps beauvoirienne qui fonde la participation de l’anthropologue (« Les Indiens et leur ethnographe », 1955), du philosophe (« Questions de méthode », 1957) et du sociologue (« Les relations entre les sexes dans la société paysanne », 1962) dans leur joute épistémologique. Leur débat a fourni quelques unes des pages les plus célèbres de la pensée française contemporaine (sur les peintures corporelles des femmes caduveo, sur la féminité de Flaubert, sur le bal des célibataires). Le nom de Beauvoir n’apparaît cependant jamais. Deuxièmement, je montrerai comment c’est une autre dette inavouée de Lacan au Deuxième sexe, à propos des femmes mystiques, qui a assuré une forme d’héritage du livre de Beauvoir au sein du mouvement féministe francophone des années 1970. On en trouve trace dans les ouvrages de Luce Irigaray (Speculum, 1974 ; Ce sexe qui n’en est pas un, 1977), mais c’est Françoise Collin qui a rendu le mieux compte de ce « On de Beauvoir », présent mais non-dit, dans son important article sur « La liberté inhumaine » paru dans Les Temps Modernes en 1999. Troisièmement, je m’attacherai à montrer comment Collin a, dans la dernière partie de son œuvre, accordé une place de choix à Beauvoir en réécrivant d’abord Une mort très douce dans le récit de l’agonie de sa propre mère (Un rendez-vous, 1988), puis en fixant son attention sur ses essais de morale et ses nouvelles des années 1960 (« Beauvoir et la douleur », 2010).