L’historien face aux polémiques sur l’insurrection. Les libelles autour de la journée des Barricades (12 mai 1588)

Le 12 mai 1588, Paris est le théâtre d’une série d’événements passés à la postérité sous le nom de « journée des Barricades » : dans un contexte de guerre civile et de violentes luttes à la fois politiques et religieuses, la capitale organise sa défense armée face aux troupes d’Henri III et conduit ce dernier à quitter Paris. Tandis que le roi organise son gouvernement dans d’autres villes, la Ligue, mouvement politique et religieux composé de catholiques zélés – c’est-à-dire intransigeants quant à l’impossibilité de cohabiter avec les protestants et contestant les droits au trône du futur Henri IV – prend de facto le pouvoir dans la capitale. En dépit de son importance dans le contexte des guerres de Religion et du caractère exceptionnel de son déploiement, cette insurrection de la capitale contre son roi n’a que peu attiré l’attention des historiens, lesquels se sont essentiellement focalisés sur deux événements proches du 12 mai 1588 : l’assassinat des Guise (23-24 décembre 1588) et le régicide d’Henri III (1er août 1589). Par conséquent, même le déroulement précis de la journée des Barricades demeure peu connu voire sujet à caution.
Cette communication n’a pas pour ambition de reconstituer ce récit encore inédit à partir de documents aussi objectifs que possible mais de réfléchir à ce que l’historien peut faire face à des textes qui, tout au contraire, sont d’une partialité évidente. De fait, elle ne se fondera pas sur des documents d’archives (correspondance, rapports...) ou sur des journaux tenus par des témoins oculaires des faits mais sur des libelles, courts imprimés polémiques massivement diffusés durant les guerres de Religion. Cette communication cherchera à déterminer quelle histoire de l’événement insurrectionnel peut être rédigée à partir de ces documents. Partant du principe qu’il n’y a aucun récit neutre de l’événement et que chaque document contribue à le construire tant dans sa définition que dans son interprétation, elle entend se fonder sur les documents les moins neutres qui existent pour proposer une série de réflexions sur les pièges et les apports herméneutiques de textes polémiques produits dans le cadre d’une révolte de grande ampleur, et ainsi s’inscrire dans l’axe n°7 de ce workshop. Ces réflexions se déclineront en deux temps.
Il s’agira premièrement d’étudier la polémique sur l’événement. On montrera comment les récits des événements se sont enchaînés à un rythme très soutenu et comment une lecture se fondant sur une chronologie fine de leur parution permet d’identifier certains enjeux de cette surabondance documentaire. On se demandera notamment comment les récits de l’événement se sont construits les uns sur les autres, en liens avec les autres, pour ou contre les autres. On identifiera les contradictions mais aussi certains faisceaux de convergence sur des éléments spécifiques de la journée des Barricades. La qualification de la journée des Barricades et ses enjeux constitueront des points d’attention privilégiés : quels mots les imprimés polémiques emploient- ils pour le qualifier le 12 mai 1588, comment contribuent-ils par là même à forger une mise en texte
spécifique de l’événement qui est déjà son interprétation ? On verra qu’un thème majeur dans cette guerre de plumes est celui du complot : chaque camp revendique avoir agi avec spontanéité et accuse ses adversaires d’avoir mis en œuvre un plan échafaudé de longue date. On montrera que l’historien peut se fonder sur cet échange hautement polémique pour mettre au jour les procédés argumentatifs par lesquels une insurrection est associée à une nécessité ou au contraire à un acte irresponsable, pour définir les responsabilités que les différents points de vue attribuent à chaque individu, chaque classe sociale ou chaque camp en présence.
Dans un second temps, on s’intéressera à la polémique sur la circulation de l’information. On montrera comment les imprimés polémiques qui proposent un récit et une interprétation spécifiques de la journée des Barricades ont souvent pour particularité de rapporter et de commenter une véritable guerre du vrai autour du soulèvement de la capitale : à travers les libelles publiés à la suite du 12 mai 1588, les partisans de la Ligue et ceux d’Henri III s’accusent mutuellement d’émettre des récits falsifiés de la journée des Barricades, contestent de nombreuses rumeurs, dénoncent la communication de plusieurs événements inventés... On montrera que, face au désordre informatif dénoncé mais aussi retranscrit voire créé par les libelles, l’historien peut tirer son épingle du jeu en étudiant comment l’accusation de faux et la revendication du vrai ont permis aux différents camps en présence de justifier leur attitude durant la journée des Barricades et de légitimer les revendications politiques découlant de cet événement.