Se tenir à la hauteur de l’événement. L’écriture rivale de Jules Michelet

1.
J’ai pensé contribuer à la réflexion collective que vous menez sur la contemporanéité (« penser au présent ») en vous proposant quelques problèmes de « poétique de l’histoire » qui me tournent en tête depuis un moment, et notamment celui-ci (que j’énonce de manière encore très abstraite à ce stade) : quelles formes de contemporanéité à l’événement les historiens sont-ils susceptibles d’inventer, de négocier ou de construire (ou pour reprendre les termes du projet de ce séminaire : comment créer de la synchronie avec l’événement passé, là où il n’y a, par la force des choses, qu’asynchronie)?

2.
Ce cadre problématique me permet de présenter quelques développements d’un livre que je prépare sur la poétique de l’histoire chez Jules Michelet, puisque j’ai souvent buté sur la question « comment se tenir à la hauteur de l’événement ? », et qu’elle structure l’enquête que j’essaie de mener. Le choix d’ouvrir un chantier sur Michelet est lui-même un poil anachronique, si on considère comme Péguy qu’aujourd’hui nous sommes devenus « inentendants » et « inintelligents » à l’égard de Michelet (cité par Pasteur, 471). Je m’intéresse surtout à l’Histoire de la Révolution française chez Michelet, cette grande fresque-épopée publiée entre 1847 et 1853, en essayant d’élargir à d’autres types de récits révolutionnaires, que ces récits soient historiques, littéraires ou picturaux. Or si on passe du temps à examiner les récits liés à la séquence de 1789, on s’aperçoit (presque systématiquement, et pour une raison qui parait évidente en surface mais qui a aussi son opacité propre) que se tissent à bien des endroits, dans ces textes, dans ces récits, des « formes complexes de temporalité », des modalités étranges d’appréhension du temps (étranges parce que non-linéaires, puisque la linéarité reste la norme), qui se cristallisent en particulier autour du problème de la contemporanéité (et j’entends ce problème de la contemporanéité – je le dis une première fois mais j’y reviendrai – non pas au sens d’une actualité/actualisation possible de problématiques passées dans notre présent, mais au sens d’une contemporanéité comme « projetée » de l’historien à l’événement qu’il tente de saisir). Quand on examine les moyens poétiques par lesquels l’histoire s’écrit (et singulièrement l’histoire de la séquence révolutionnaire de 1789), on se rend compte que cette histoire regorge de difficultés ou de « complexités temporelles » (comme je les appelle), qui me semblent être autant d’expressions d’une impossibilité à se sentir finalement « contemporain » de l’événement, ou à la hauteur de l’événement. Et la philosophie peut contribuer à saisir et à modéliser ces complexités temporelles, parmi lesquelles on peut identifier assez vite : des effets de retard, des « héritages contrariés » (pour reprendre une formule de Julien Pasteur que je vais expliciter très vite), des réparations devenues impossibles, des tentatives de retour – forcément inactuel – à des valeurs antiques, des conflits de générations, des contemporanéités carrément inventées ou reconstruites, la crainte du lendemain, du lendemain de fête (thème travaillé par Starobinsky), etc. Autant de motifs qui traversent la poétique de l’histoire.