Toucher

J’ai beaucoup pensé aux œuvres du sculpteur français Michel Gouéry, découvertes en 2015 dans l’exposition « Les Mondes inversés » présentée au BPS22 sous le commissariat de Pierre-Olivier Rollin. Selon la lecture qu’on pourrait faire de ses recherches plastiques, l’artiste semble animé par une question implicitement obsédante (implicitement parce qu’il ne l’énonce pas lui-même) : Comment encourager l’œil à apprécier les textures avec le regard, comme s’il touchait les objets ? Gouéry produit des effets d’illusion et de décalage dans l’appréciation des textures. Ne nous met-il pas à l’épreuve d’un désaccord entre nos sens qui, si on les prend isolément, ne rapportent pas les mêmes informations, ou en tout cas rapportent des informations qui entre en contradiction (et ne peuvent pas se compléter) ? Devant ces sculptures, on pense avoir affaire à du tissu ; on croit tendres des surfaces dures, car en réalité ce sont des céramiques (plus précisément des terres cuites émaillées) . Par ce jeu, l’artiste affine en quelque sorte chez le spectateur la conscience de l’alliance complexe entre l’œil et la main, ou de leur difficile accord. Mais plus fondamentalement encore, il réveille notre conscience d’un toucher « virtuel » dans l’opération du regard, d’un toucher qui n’est pas absent, qui n’est pas exclu du rapport visuel que le spectateur entretient avec les œuvres, qui est là et qui réclame sa part du jeu. Quitte à jouer le rôle de l’élément perturbateur, qui introduit de l’étrangeté dans l’expérience. L’opération de voir serait aussi polluée par celle de toucher virtuellement, apprécier les surfaces, leurs textures, sans contact physique : quand je regarde, j’utilise bien mes mains, et celles-ci – dans leur usage virtuel – peuvent jouer à tromper mes yeux .

2.
Cette expérience semble se profiler comme une expérience de « déconnexion » entre les sens (écart) – ou plus exactement : une expérience qui à la fois atteste de leur connexion dans l’acte de sentir, et en même temps montre les « ratés » qui peuvent survenir lorsque interprétations basées sur des informations issues des sens se contredisent.

Voici l’hypothèse qu’on pourrait tenter (je l’énonce une première fois très vite, on commencera à explorer plus en détail ensuite) : l’art serait une sorte de terrain d’alliance entre les sensorialités. Comme un terrain de jeu pour les sensorialités, pour explorer ce qu’elles se font les unes aux autres, comment elles sont susceptibles de s’articuler (soit qu’elles se repoussent et s’excluent parce qu’elles ne mènent pas aux mêmes constats, soit qu’elles fonctionnent provisoirement ensemble). C’est ce que j’ai d’abord choisi d’appeler (en un sens plus large que le sens technique précis) des synesthésies : des fonctionnements communs, des fonctionnements appariés entre les sens. Le fait par exemple que lorsqu’ils sont saisis par une expérience artistique, les sens/sensorialités échangent entre eux/elles des informations. L’idée serait donc de se demander si l’art – par nature, en quelque sorte – n’aurait pas vocation de créer des synesthésies. De permettre des connexions nouvelles. Ou des déconnexions nouvelles (ex. Michel Gouéry). Et d’introduire du flottement, du mélange entre nos sens. Ou au contraire d’en augmenter l’acuité en les distinguant absolument.