Présentation de mes recherches: ethnographie d’un groupe en ligne d’entendeurs de voix.

Lors de ma présentation dans le cadre des Midis du Casper le 18 novembre 2021, j’ai eu l’occasion de revenir sur mon mémoire de fin d’étude en anthropologie. Ce mémoire porte sur un groupe d’« entendeurs de voix » créé en ligne en mars 2020 par le REV France, antenne française du Mouvement sur l’entente de voix. Il s’agit d’un réseau associatif, fondé à la fin des années 1980 aux Pays-Bas, et partant d’une idée simple : le problème n’est pas d’entendre des voix, mais comment on s’entend avec celles-ci. Composé de personnes qui, pour la plupart, ont eu affaire aux institutions de soin psychiatrique, ces dernières refusent l’assignation de leur expérience à un diagnostic de schizophrénie, et lui opposent une capacité : l’entente de voix. D’un problème intrapsychique – les hallucinations acousticoverbales comme symptômes d’une maladie mentale –, on passe à un problème relationnel : les voix sont des « êtres » invisibles avec lesquels il faut apprendre à composer. Cela requiert d’autres outils : c’est tout un art de la diplomatie qui s’invente collectivement dans des groupes de parole entre pairs, où les entendeurs se réunissent afin de partager leur expérience et leurs techniques pour « faire avec » les voix.
Mon enquête porte sur l’un de ces groupes, singulier en ce qu’il a été formé à la suite de l’irruption de l’épidémie mondiale du coronavirus. De cette rupture et de l’impossibilité de se réunir physiquement, en sont ressortis un lien Zoom et une drôle d’aventure. À l’heure du virtuel obligatoire, que se passe-t-il dans un groupe d’entendeurs de voix – et pas que – qui communiquent à propos de leur expérience et de bien d’autres choses ?

Dans un premier temps, je revisité la généalogie du Mouvement sur l’entente de voix : il s’agit d’analyser ce à quoi le REV s’adresse, en particulier à l’approche psychiatrique majoritaire. Un bref historique sur l’entrée des voix en psychiatrie a permis de relever « la disparition d’autres médiations qui socialisaient auparavant l’expérience de l’étrangeté » (Rafanell i Orra, 2011 : 50). La psychiatrie, « [en attribuant] des voix menaçantes non plus à des esprits mais à des hallucinations propres au statut de schizophrène » (ibidem.), a participé à la constitution du « sujet » moderne, que celui-ci soit « parlant » ou « cérébral » (Velpry, 2008) selon l’opposition entre traditions psychodynamique et biomédicale (Pignarre, 1995). Ensuite, à partir de l’histoire fondatrice du REV, je suis revenue sur les principes qui en découlent et j’ai décrit le dispositif au cœur du mouvement : les groupes de soutien (Molinié, 2018 ; Woods, 2013).
Dans un second temps, j’ai caractérisé, chemin faisant – ou par les expériences –, ce groupe Zoom singulier et ses modes de fonctionnement. A travers la description épaisse d’une série d’ouvertures (du groupe lui-même aux nouveaux et nouvelles entrantes, à des expériences hétérogènes de la psychiatrie et de la médication, à différents registres de problèmes, ainsi qu’à l’expérimentation et à l’humour), j’ai tenté de qualifier ce dispositif de rencontre, et ce en quoi il diverge.
Dans un troisième temps, je suis revenue sur les voix, en analysant comment de par le dispositif et ses caractéristiques, on voit émerger quelque chose comme un régime d’énonciation autre – en mode mineur (Piette, 2009) – qui permet de situer différemment l’entente de voix et de la relativiser en tant que phénomène.

L’événement Covid a donné lieu à l’institution inattendue d’un groupe sur Zoom, qui s’est
trouvé reconfigurer les espaces de partage et de discussion des personnes qui entendent des voix
(et pas que !). Au fil de mon exposé, j’ai tenté de faire sentir l’héritage, les dynamiques, les divergences et leurs effets d’un tel groupe – et j’ai proposé pour conclure de penser cela à partir du double sens de la notion d’ordinaire. D’une part l’ordinaire comme ce qui est commun, banal, partagé ; et d’autre part sa dimension créative qui « rend compte de la multiplicité infinie des possibilités d’existence au sein des formes de vie » (Marquis & Moutaud, 2020 : 2). Si le Mouvement sur l’entente de voix a réussi à opérer une reconfection de l’ordinaire dans ce second sens en proposant de nouvelles façons d’habiter le monde, ce groupe Zoom y ajoute, sans y substituer, une dimension de l’ordinaire dans le premier sens : les voix sont présentes sans toujours être saillantes, leur évocation se faufile dans la trame du quotidien. « Il n’y a rien d’exemplaire, il y a juste à donner asile à l’ordinaire […] Rien de moins héroïque que de permettre la circulation des mots dans un collectif éphémère » (Rafanell i Orra, 2011 : 137-138). Ce silence sur les voix – dont mon étonnement initial témoignait – n’est pas à rompre ici, mais à écouter : il devient ce qui pourrait aussi être dit, mais n’a pas forcément besoin de l’être.

Références citées :

Marquis, Nicolas & Baptiste Moutaud. 2020. « Les vies de la psychiatrie et la reconfection de l’ordinaire ». Anthropologie & Santé [En ligne], 20, mis en ligne le 15 mai 2020, consulté le 20 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/anthropologiesante/6099
Molinié, Magali. 2018. « Le Mouvement sur l’Entente de Voix ». Topique, 144 : 109-123.
Piette, Albert. 2009. « L’action en mode mineur : une compétence impensée ». In Compétences critiques et sens de la justice. Colloque de Cerisy, édité par Marc Beglivieri, Claudette Lafaye & Danny Trom, 251-260. Paris : Economica
Pignarre, Philippe. 1995. Les deux médecines. Paris : La Découverte.
Rafanell i Orra, Josep. 2011. En finir avec le capitalisme thérapeutique. Soin, politique et communauté. Paris : Les Empêcheurs de penser en rond / La Découverte.
Velpry, Livia. 2008. Le quotidien de la psychiatrie : sociologie de la maladie mentale. Paris : Armand Colin.
Woods, Angela. 2013. « The voice-hearer ». Journal of Mental Health, 22(3) : 263‑270.