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Abstract :
[fr] Les « Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication » (NTIC) font aujourd’hui l’objet d’une abondante littérature, tant francophone qu’anglo-saxonne. L’objectif de la thèse était précisément de soumettre à l’analyse critique cette prolifération de discours le plus souvent clichés – associés, pour les uns, à la « société de l’information », pour les autres, à la « mondialisation » de l’économie – qui forment presque un discours social à part entière, et dont l’un des traits communs est notamment de révoquer en doute, à l’exemple des phénomènes examinés sous le point de vue qu’ils adoptent, les principaux référents théoriques d’antan. Les « idéologèmes » véhiculés par ce discours social, on l’a montré, relèvent pour l’essentiel de trois grandes catégories particulièrement saillantes, organisées en l’occurrence sous la forme de trois binômes largement reçus, qui tendent à fonctionner comme des structures de pensée communes :
a)Privatisation/désétatisation. La croyance en l’omnipotence des communications de masse va, le plus souvent, de paire avec la thèse du déclin présumé de l'Etat-nation ; les « nouveaux médias » et les NTIC libéralisés ayant, dit-on, acquis leur autonomie et plaçant nos sociétés à l’enseigne du réticulaire marchand. La « nouvelle économie » en réseaux se serait définitivement libérée de la tutelle politique, pour le meilleur (dynamisme, efficacité, compétitivité) comme pour le pire (marchandisation, affaiblissement de l’État, soumission du politique), selon le point de vue adopté à l’égard de ces évolutions données pour inévitables ;
b)Mondialisation/déterritorialisation. L’internationalisation des structures de pouvoir des groupes de communication entretient une relation organique avec la dépolitisation du secteur. C’est que l’explication majeure de la disjonction État/médias réside, justement, dans la logique de dissociation croissante entre l’espace démocratique national et les réseaux technologiques mondiaux. Les nouveaux conglomérats de l’information s’identifieraient alors à des géants transnationaux apatrides et déterritorialisés. Quant à la « financiarisation » des industries culturelles, elle annoncerait la fin des actionnaires de références nationaux et l’avènement parallèle d’une nouvelle économie s’appuyant sur une multitude de petits porteurs disséminés aux quatre coins de la planète dont les investisseurs institutionnels constituent, en quelque sorte, le modèle le plus abouti ;
c)Libéralisation/dérégulation. La « dépolitisation » et la « globalisation » des industries technologiques auraient instauré un marché débarrassé des entraves et des privilèges associés aux anciens opérateurs publics. Décidées au nom du libéralisme économique, les réformes de dérégulation adoptées dès le début des années 80 auraient ainsi abouti à la décomposition des antiques monopoles et à la mise en concurrence d’entités industrielles isolées les unes des autres. Quant aux conquérants de la Silicon Valley, Media Moguls et autres Tycoons, ils seraient en quelque sorte les effigies suprêmement individuelles de cette métamorphose du « capitalisme numérique » : autant de managers déracinés, dépeints comme d’infatigables compétiteurs apolitiques, engagés dans une course féroce au gigantisme, n’ayant pas la moindre solidarité de classe et n’ayant pour seul moteur que la quête du profit à court terme.
Les discours convenus touchant à la « société de l’information » et aux phénomènes de « globalisation », il nous faut en réalité les relativiser, sinon même les infirmer, à la lumière de nos observations et analyses. C’est que la « mondialisation » de l’économie doit en effet compter non seulement avec la permanence de particularismes nationaux dont témoignent les structures de détention et de contrôle des groupes de médias et des NTIC, mais également avec le fait que la très grande majorité des entreprises étudiées sont caractérisées par un rapport entre investisseurs résidents et non-résidents tournant très nettement à l’avantage des premiers. On peut ainsi affirmer que les « multinationales » de la communication n’existent pas. Souhaitée par les uns ou redoutée par les autres, mais proclamée par tous, la « financiarisation » des industries culturelles n’a pas, en effet, débouché sur la trans-nationalisation du capital dont elle se voulait, pourtant, annonciatrice. Le « marché global » de l’information demeure, à ce jour, une vue de l’esprit séduisante, mais scientifiquement non fondée, les réseaux technologiques n’ayant pu transformer les capitalismes en un marché mondial faisant fi des principaux référentiels d’antan tels que ceux de « propriété », de « classes sociales » et de « souveraineté nationale ». Quant au pouvoir des grands actionnaires traditionnels (familles, pouvoirs publics, etc.), il n’a pas non plus cédé face à la pression des fonds d’investissements anglo-saxons, mais s’est au contraire consolidé à cette haute finance ayant permis le lancement d’opérations de fusion et acquisition, sans précédent jusque-là, dans le secteur de la communication. La « globalisation » des réseaux informationnels ne s’identifie pas, enfin, à la régénérescence d’un libéralisme pur et parfaitement concurrentiel, mais à la réaffirmation de quelques-unes des caractéristiques les plus fondamentales des industries culturelles en régime capitaliste : concentration de la propriété des firmes, centralisation de l’économie nationale, fusion des intérêts bancaires et industriels, consolidation des principaux holdings et, enfin, imbrication des groupes financiers et de l’appareil d’Etat.
On aurait tort cependant de se limiter à une approche strictement financière de ces phénomènes. La situation quasi monopolistique que connaissent certaines compagnies leaders dans le domaine de la presse ou des NTIC ne s’éclaire, en effet, véritablement qu’à la lumière de leur très forte centralité au sein des réseaux de pouvoir. La densité des relations que les firmes en question entretiennent avec l’appareil d’Etat, les principales entreprises industrielles et financières, et les plus influents groupes de pression et autres think tanks constitue à nos yeux la première des conditions garantissant la reproduction des positions dominantes occupées par ces sociétés privées sur leur marché respectif. Cette approche relationnelle du pouvoir économique est illustrée par la multiplicité des positions institutionnelles détenues par les dirigeants des entreprises médiatiques. Représentant autant de formes incarnées de relations sociales génériques entre Economie, Politique et Communication, les grands administrateurs, issus pour la plupart d’entre eux du secteur financier ou de la très haute fonction publique, peuvent être légitimement considérés, pour parler le langage un peu oublié d’un Gramsci, comme les intellectuels organiques de la fraction hégémonique du bloc au pouvoir.
Ce qu’il faut, au total, rejeter dans la définition des médias en tant que « quatrième pouvoir » ou dans celle des réseaux numériques en tant que « nouveaux pouvoirs », c’est l’impensé théorique qui sous-tend cette représentation d’une industrie de la communication qui « globalisée », « libéralisée » et « dérégulée », se serait simultanément affranchie des territoires nationaux, des gouvernements et de la grande bourgeoisie d’affaires. Il n’est pas non plus conforme à la vérité des faits et de leur recoupement de penser que la classe dirigeante ne se servirait de la presse que comme vulgaire relais ou instrument de propagande. Tout semble plutôt se passer comme si le champ du pouvoir était invaginé dans le champ médiatique du fait de la circulation ininterrompue de certains agents sociaux privilégiés entre les divers sous-espaces constitutifs du champ du pouvoir (pouvoir économique, pouvoir d’Etat, pouvoir idéologique, etc.).