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Abstract :
[fr] Dans son roman "Les Onze", Pierre Michon raconte les conditions très précises dans lesquelles le peintre François-Elie Corentin, aussi appelé le « Tiepolo de la Terreur », aurait reçu commande d’un tableau représentant le Comité de Salut Public qui instaura la politique de Grande Terreur – tableau monumental exposé dans les galeries du Louvre et présentant Saint-Just, Barère, Couthon et les autres, autour de Robespierre. Selon Michon, qui le répète au moins trente fois dans son récit (et cette rhétorique de la vision ou du regard me semble particulièrement déterminante), l’historien Jules Michelet (qui intègre donc le récit comme l’un de ses personnages principaux) aurait vu ce tableau, et y aurait consacré douze pages dans le chapitre II du Seizième livre de l’Histoire de la révolution française. Mais « en réalité » (avec les guillemets nécessaires à la formule), aucun tableau n’existe sous ce titre, ni au Louvre ni ailleurs, aucun peintre ne porte le nom de François-Elie Corentin, et (forcément) il n’y est fait mention nulle part dans l’œuvre de Michelet. Ni du peintre ni du tableau. Si certains parviennent à lire l’ouvrage sans se poser la question de savoir si son contenu correspond à quelque chose dans le réel, d’autres – dont je fais partie – auront éprouvé une pulsion de vérification plus impérieuse, et se seront précipités, soit en ligne, soit carrément au Louvre, pour y examiner le tableau mentionné par Michon, soit dans l’Histoire de la Révolution française pour relire les passages où Jules Michelet commente sa rencontre avec le tableau .
À partir de là, je voudrais apporter une contribution à la réflexion collective sur les singularités de l’histoire en envisageant la capacité qu’aurait la littérature (ici via Michon) de se rapporter aux événements historiques, en particulier lorsqu’ils surviennent sur le mode de l’exceptionnel, de la rareté, de l’inattendu, de l’accident. Mais je partirai donc d’un cas marginal et limite : non pas une singularité de l’histoire prise ou ressaisie sous une « contrainte discursive plus large », non pas un micro-événement historique impulsant une construction narrative éventuellement alternative, mais plus radicalement un événement ou un élément – en fait ici un tableau – totalement inventé. Une découverte absolument (on pourrait dire « doublement ») surprenante. Bien sûr la littérature s’est souvent (et légitimement) autorisée quelques ajouts à l’Histoire, on peut retrouver le même type d’entourloupe chez Eric Vuillard par ex., mais (sinon ce constat risque de nous faire sombrer dans la plus grande banalité) je voudrais essayer de montrer que ces ajouts – qui relèvent de la fiction – produisent des effets de savoir réels, non-négligeables, et qu’ils instaurent un rapport particulier (décalé mais puissant) à la vérité.