IMAGINAIRE ET POÉTIQUE DES RUINES. DU 18ÈME SIÈCLE (DIDEROT, PIRANÈSE) À NOS DÉCOMBRES ACTUELLES.

Extrait : Ce jeu des représentations liées à la destruction et aux ruines, ce jeu des représentations saisi donc dans son rapport aux événements de l’histoire, ou plus précisément : ce marquage réciproque des représentations et de la logique des actions, s’est rarement fait aussi bien voir qu’à Paris au 19ème siècle. (Je me réfère à un livre d’Éric Fournier : Paris en ruines. Du Paris haussmannien au Paris communard, Imago, 2008). À trois reprises, au 19ème siècle, la ville est mise à mal, se couvre de blessures, de « ruines impromptues et éphémères » (7), et se découvre en même temps par ce bout-là (par le bout de ses blessures ou de ses ruines) : lors des grands chantiers impériaux entrepris par le baron Haussmann (destructions « par la pioche » qui éventrent la ville, l’aèrent et la nervurent/quadrillent, en l’amputant de quartiers entiers), lors des bombardements prussiens de 1870 (cause de dégradations importantes et de violence sonore qui sature la ville et use les nerfs), et dans la foulée immédiate, lors de la Commune de Paris. Je m’intéresserai ici surtout à la séquence de la Commune, qui apparait comme un contexte très singulier d’urbicide (destruction du milieu urbain), singulier parce qu’il est infligé à la cité par ses habitants, par le peuple, c’est-à-dire par ceux (les fédérés, les communards) qui veulent à la fois – et cette double volonté faussement paradoxale ouvre la voie à des pistes multiples – récupérer leur ville (la contrôler, en reprendre le contrôle, la posséder) et l’anéantir (ou comme en accélérer l’anéantissement : plutôt brûler que plier, plutôt brûler que rendre). Leur projet fait pour cette raison l’objet de lectures idéologiquement marquées par le camp des versaillais (opposants à la Commune) : ce sont des barbares, des incultes, des bêtes sauvages, des briseurs d’os, capables – comble de la bêtise – de foutre le feu à cela-même pour quoi ils se battent. (On peut remarquer au passage que les mêmes insultes – qui tournent autour du registre de la bestialité et de la barbarie – fusaient déjà aux oreilles des maçons et des ouvriers démolisseurs employés par Haussmann, les fameux soldats de son « armée de pioches » – cf. 20-21 ; et que les prussiens ont été décrits à leur tour comme des barbares exclus de la civilisation, et même – selon une « étymologie complètement fantaisiste » et franchement raciste reprise dans la presse de l’époque – leurs obus seront assimilés au « mauvais sort » que les nègres lancent sur les plantations, 51. Dans tous les cas, le destructeur fait toujours montre, si l’on se fie aux représentations populaires, d’une épouvantable inhumanité, quel que soit son camp).
Le livre de Fournier permet de faire exister une contre-lecture, pour comprendre cette ultime capture désespérée et destructrice de la ville par les révolutionnaires : « Alors que les autorités impériales ont rénové la capitale pour mieux la maîtriser, les communards, par leurs destructions, énoncent un autre mode d’appropriation » (9). Il s’agit alors de comprendre pourquoi, et en particulier au départ de quelles représentations sensibles ou mentales, « les communards envisagent la destruction d’une ville qu’ils se sont pourtant appropriée » (39).