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Abstract :
[fr] Abstract introduction - Je commencerai par expliquer en quelques mots ce qui m’a mise sur la piste des rapports entre nourriture/alimentation et art contemporain (pour donner un peu le cadre problématique général). Je pars d’une idée qu’a développée le philosophe Jacques Rancière à partir des années 2000 (cf. Le partage du sensible, 2000 ; Malaise dans l’esthétique, 2004). De tous temps, l’homme a pris l’habitude de considérer certaines choses comme « artistiques » et d’autres comme « non-artistiques » (c’est la question autour de laquelle on ne cesse de tourner) (on pourrait objecter que cette question ne se pose qu’à partir de l’époque moderne, c’est-à-dire à partir du moment où on l’idée d’art a été inventée – mais pour Rancière ça veut tout simplement dire qu’auparavant, on ne considérait aucun objet comme artistique, ce qui est une manière de poser la question). De tous temps, l’homme a considéré que certains étaient des « artistes » et que d’autres ne l’étaient pas (est-ce qu’un cuisinier est un artiste ?). De tous temps, l’homme a considéré que certaines formes d’expression avaient une valeur artistique, et que d’autres n’en avaient pas (est-ce que la cuisine est un art ?). Mais les réponses ne sont pas toujours les mêmes. Tous ces découpages, qui entrainent des hiérarchies entre ceux qui ont droit au chapitre de l’art et ceux qui n’y ont pas droit, n’arrêtent pas de fluctuer, de se transformer. L'idée de Rancière est la suivante (je la traduis un peu, mais je ne pense pas la trahir) : aujourd’hui ce qui permet de désigner une chose comme artistique, c’est une certaine qualité de l’expérience sensible, en excès par rapport à l’expérience sensible quotidienne (en excès ça veut dire qui la déborde, qui sort de ses limites). Autrement dit : on sent dans l’art quelque chose qu’on ne sent pas au quotidien, ou pas de cette manière-là, ou pas avec la même intensité.
Il faut comprendre l’originalité (elle n’est pas évidente à saisir) et la force de cette idée. Tout le monde se pose la question de savoir ce qui fait que de l’art est de l’art – et encore plus aujourd’hui parce que les formes artistiques sont vraiment en mutation. Le réflexe théorique le plus courant consiste à « externaliser » la réponse. Les théoriciens ont en ce sens adopté des stratégies différentes, faisant reposer la légitimité du jugement sur les institutions (le musée fait de l’œuvre une œuvre), sur la volonté de l’artiste, sur le succès, sur le marché, sur les stratégies de communication, etc. Ici, Rancière suggère que le critère est interne, non pas interne à l’objet, mais interne à l’expérience (pas seulement celle du récepteur d’ailleurs). Ce qui nous permet de savoir qu’on se trouve au contact de l’art, c’est un type d’expérience, d’expérience sensible, qui déborde l’expérience sensible ordinaire. Et pour lui, c’est la définition même de l’art contemporain qui repose sur une forme d’expérience sensible spécifique, hétérogène à l’expérience sensible ordinaire, d’une autre qualité et d’une autre intensité. Bon. Après évidemment, ça ne rend pas pour autant la tâche plus facile. Comment on se débrouille avec ça ? Avec quels outils décrire la forme particulière d’appréhension sensible qui inscrit une expérience dans le registre de l’art ? Quel type de qualité et/ou d’intensité nous fait quitter les formes ordinaires de l’expérience sensible pour d’autres régimes d’expériences sensibles, en excès par rapport aux premières ? Avec quels mots, avec quels concepts traduire cette intensité sensible de l’expérience esthétique ?
Pour mettre à l’épreuve cette idée, pour la tester un peu, on a organisé l’année dernière au BPS22 un cycle de rencontres qui visaient à observer comment des actions ou des expériences quotidiennes (et sensibles, qui mobilisent le corps et les sens) sont reprises dans l’art contemporain. Par ex. : marcher, toucher, manger, habiter, etc. Pour la plupart d’entre nous, manger est (heureusement) une expérience sensible ORDINAIRE. Mais si on part de l’idée que le domaine de l’art est par nature un domaine d’EXCEPTION à l’égard de l’ordinaire, on peut commencer à observer ce qu’il se passe quand l’expérience de se nourrir devient l’occasion d’une oeuvre. Qu’est-ce qui – du geste de manger – est mis à l’épreuve dans l’art contemporain ? Par ailleurs, j’y reviendrai, manger est une activité particulièrement sensible (en plus d’être évidemment une activité sociale, ritualisée, culturelle, politique, etc.). Pour la raison qu’elle convoque plusieurs de nos sens. Et qu’elle requiert un entraînement des sens.