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Abstract :
[fr] Contribuer à une réflexion qui envisage autrement l’entreprise de « modernisation agricole » du
XXe
siècle en Europe occidentale implique une triple opération. Afin d’inscrire cette entreprise dans
l’histoire plus générale des développements et des reconfigurations du capitalisme, il importe d’abord
de la faire remonter à la révolution industrielle du XVIIIe
siècle (et non aux « Trente Glorieuses », simple
accélération, certes prodigieuse, de ce qui, dans les campagnes et ailleurs, se joue déjà depuis un
siècle). Il faut ensuite montrer que cette histoire, loin d’être naturelle et nécessaire, a au contraire
engendré, non seulement de la souffrance, mais également des résistances ainsi que des
revendications organisées. Troisièmement, il est essentiel de montrer que l’histoire de la
modernisation agricole n’est pas achevée ; aussi importe-t-il de prendre le contrepied des chantres de
la « modernité réflexive », accompagnement idéologique du « capitalisme vert ».
C’est ce projet critique que notre communication alimentera sur la base d’une enquête de terrain :
l’élevage de la très controversée race bovine blanc-bleu belge qui, à l’heure actuelle, constitue toujours
la première spéculation des éleveurs allaitants en Wallonie. Nous proposerons une analyse en quatre
temps qui s’inscrit dans la droite ligne de ce colloque (plus particulièrement dans son troisième volet).
Dans un premier temps, nous montrerons que l’histoire de cette race d’élevage est intéressante en
ce qu’elle rejoue d’une manière singulière l’histoire dominante de la modernisation agricole. En nous
appuyant sur les récits des éleveurs de « BBB », il apparaîtra que ce qu’ils appellent « l’âge d’or » – soit
la tournure particulière que prend en Wallonie la modernisation agricole de l’après-guerre en
s’organisant, dans le champ de l’élevage allaitant, autour d’une race hyper-conformée connue pour
ses césariennes obligatoires ainsi que pour la qualité de sa viande diététique – ne coïncide pas, ainsi
qu’on l’attendrait, avec la période dite des « Trente Glorieuses », mais bien avec les très néolibérales
années 1980.
Second point. Dans les années 1970, un tournant s’amorce dans le monde agricole occidental : sur
fond d’une critique du « productivisme », celui-ci consacre simultanément le durcissement de la
logique modernisatrice et l’institutionnalisation « d’alternatives » à ce modèle dominant ; or – et c’est
une seconde singularité de ce cas –, pour les éleveurs de « BBB », cet embranchement semble être
devenu effectif seulement depuis les années 2000. C’est ce qu’ils racontent tous : ils sont désormais
sommés de choisir ; soit s’engager toujours plus avant dans la logique de modernisation, soit opter
pour des « alternatives ». Mais tout indique, on le verra, que la race « BBB » n’est adaptée à aucune
de ces deux trajectoires.
Nous montrerons alors qu’un tel « verrouillage » de la race blanc-bleu belge n’est pas seulement
d’ordre technique, mais également socio-psychique. Certes, des reconfigurations sont encore
possibles ; mais pas pour tous. Certains éleveurs, parce qu’ils sont attachés à une race d’élevage, c’està-dire
aussi à une certaine structure de l’exploitation agricole impliquant un certain rapport au monde,
à la nature, aux autres et à soi-même, ne peuvent entamer les reconfigurations qui s’imposent. Nous
mettrons en évidence le malaise qui habite certains de ces « paysans modernisés », ceux qui perdent
aujourd’hui la compétition dont, hier, ils étaient sortis victorieux.
Nous conclurons sur ce sentiment de malaise et, surtout, sur la critique qu’il implique de «
l’environnement » et du « bien-être animal » (nouveaux mots d’ordre éthiques de la « modernité
réflexive »). Il est clair en effet que cette société « réflexive », en prenant pour cible les pratiques
d’élevage intensives du blanc-bleu belge (cf. : l’article du journal Le Monde), ne fait finalement que
construire des boucs émissaires, lesquels répondent à une fonction précise : se convaincre que l’ère de l’environnement est aujourd’hui advenue et, par-là, oublier que sans s’arcbouter à une critique politique radicale, l’éthique environnementale ne peut qu’accélérer la propagation du capitalisme.