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Abstract :
[fr] Edward Abbey et Yves Berger ont nourri l’essentiel de leurs œuvres de leur fascination commune pour l’Ouest américain : plus spécifiquement pour la région du Grand Bassin et le pays des canyons – pays de sable et de grès, pays minéral, sidéral, qui concentre plusieurs des plus fameux parcs naturels des États-Unis. Mais si leur passion s’attache au même objet d’élection – les paysages sublimes du Sud-Ouest –, l’un et l’autre divergent par les voies qu’ils empruntent et les points de vue d’où ils se postent pour le goûter, et surtout pour en rendre compte par l’écriture. En effet, un Océan entier sépare leurs positions vis-à-vis de la nature américaine – mais pas uniquement : chacun représente aussi, pour son pays respectif, une bonne part de l’ethos et de l’habitus qui y valorise d’ordinaire l’écrivain. Ancien ranger saisonnier, Abbey est un écrivain activiste et baroudeur, s’affichant en prise directe avec le terrain, tandis que Berger, protagoniste influent du milieu littéraro-éditorial parisien, rêve d’Amérique en même temps qu’il siège parmi les jurés du Goncourt. En première analyse donc, rien, hormis une vague parenté de génération et un goût du Nouveau Monde, ne justifierait l’association de deux écrivains aussi éloignés l’un de l’autre.
Mais nonobstant ce gouffre sociogéographique, ce qui, en dernière analyse, rapproche nos deux auteurs, réside dans l’obstacle commun qui perturbe leur abord de l’Amérique sauvage: le National Park Service et son immense réseau d’espaces aérés naturels, quadrillant, pour les protéger (et les promouvoir), les plus fameux paysages de l’Ouest. Là où Abbey rejoint Berger, et réciproquement, c’est dans cette façon de mal assumer l’importun isolant phénoménologique qu’est le parc, d’éprouver une nette complication à écrire et ressentir la Nature au travers de son interférence. Phénomène non-naturel par excellence, ce seuil que pose le parcage leur pose, à eux, un lourd problème, puisqu’il leur renvoie la part d’impossible du rapport qu’ils désirent cultiver avec le Grand Ouest. Là encore cependant, même cet « impossible » se manifeste différemment à chacun. Comment, pour le ranger Abbey, évoquer une intimité native avec le cosmos en dépit du cadenassage institutionnel dont il est partie prenante? Comment, pour le Français Berger, passer dignement en Amérique à la façon d’un vrai voyageur, en évitant de rendre l’effet d’un touriste anonyme, téléguidé par le balisage et la signalétique du parc naturel ? Heurtant le désir d’immanence à la wilderness de l’un, le parc compromet aussi l’aspiration au voyage authentique de l’autre : tel est le « problème » du parc, dont on analysera ici quelques symptômes et solutions poétiques au sein de deux œuvres ayant pour cadre la région des Four Corners1 : l’incontournable Desert Solitaire (1968) d’Abbey, véritable bible du Nature Writing en Amérique, dialoguera ainsi avec La Pierre et le Saguaro (Prix de la langue française, 1990) d’Yves Berger. Mais préalablement, et alors que le National Park Service fête cette année son centenaire, il convient de faire un rapide point théorique et phénoménologique sur ce qu’implique et recouvre l’objet culturel « parc américain ».