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Abstract :
[fr] Des philosophes comme Daniel Charles, Daniel Payot et Sylviane Agacinski ont beaucoup insisté sur les implications de l’étymologie – plus précisément du lien que l’architecture entretient avec l’archè (ἀρχή) – dans le projet métaphysique qui supporte notre conception occidentale de « l’art de bâtir », depuis l’Antiquité. Selon cette perspective, magistralement résumée par Vitruve au 1er S ACN, l’architecte (architekton) impose un triple dépassement à la simple pratique du constructeur : un supplément d’ordonnance (l’édifice doit être harmonieux), un supplément d’origine (l’édifice prendra, par exemple, la nature - sacrée - comme principe) et un supplément de représentation (l’édifice est digne de susciter une théorie, un traité). C’est pourquoi, dans son travail de déconstruction, Jacques Derrida se voit obligé de souligner, dans les années 1980, que cette « architecture de l’architecture a une histoire » - ce que nous aurions, selon lui, oublié au point de la tenir pour « naturelle ».
Dans notre tradition, l’architecture se démarque donc de la construction par du « supplément » -d’âme ?-, le même « plus » sans doute qui distingue la littérature des « mots de la tribu », cet excès que l’on a depuis Jakobson indexé dans les sciences littéraires sous le terme de littérarité - un mot qui n’a encore pour équivalent en théorie d’architecture qu’un hapax : dans un texte tout à fait passionnant, Antonia Soulez risque, en effet, le terme d’ architecturalité, que ne reconnaît pas encore le correcteur orthographique des traitements de texte et qu’elle définit à partir de Valéry (dans Eupalinos), comme ce qui arrive à la construction quand les « colonnes chantent » … un supplément d’ordonnance inspiré par la musique, l’art par excellence depuis l’Antiquité.
Et pourtant, l’on peut affirmer que des architectes – nous les qualifierons rapidement de modernes – ont tout mis en œuvre depuis le début du XXe S pour échapper à cet impératif de surplus, désirant ainsi dépasser cette tension entretenue depuis des millénaires entre prose constructive et poésie architecturale (Venustas), cela à partir d’Adolf Loos et jusqu’à Lacaton & Vassal, en passant par toute une série de grands noms qui nous semblent avoir voulu neutraliser cette opposition, au sens où Roland Barthes parlera de neutre durant ses cours au Collège de France en 1977 – 1978 : «toute inflexion qui esquive ou déjoue la structure paradigmatique, oppositionnelle, du sens, et vise par conséquent à la suspension des données conflictuelles du discours».
Si Jarry, en ‘pataphysicien, n’avait pas hésité à prôner « l’inutilité du théâtre au théâtre », ces architectes pourraient aussi, dans le même ordre d’idées, affirmer l’inutilité de l’architecture en architecture, en tout cas de l’architecturalité. C’est cette tentative de neutraliser l’architecture – peut-être toujours déjà avortée - que nous voudrions suivre en guise de fil rouge dans notre exposé, cela en traversant des théories qui ont balisé la modernité architecturale depuis Ornement et Crime (1908). Pour éclairer notre propos, nous comptons convoquer des architectes (Loos, Wittgenstein, Mies Van Der Rohe, Bernard Huet, Pawson, Ando, les architectes suisses de « la nouvelle simplicité », Éric Gauthier, Lacaton & Vassal, etc.), mais aussi des philosophes ou essayistes aussi importants que Paul Scheerbart, Walter Benjamin, Roland Barthes, Umberto Eco, Nelson Goodman... Nous comptons aussi nous aider des outils de la sémiologie et de la rhétorique, afin de voir dans quelle mesure une architecture qui tente désespérément d’échapper à l’architecturalité en prônant, par exemple, l’absence d’ornement, l’idéal du « less is more » ou du « presque rien », de la banalité, du minimum ou encore de la simplicité peut tenir le pari, sans tomber dans le piège qu’Umberto Eco a bien décrit, à savoir que la logique des avant-garde architecturales « ne peut pas aller plus loin, parce que désormais elle a produit un métalangage qui parle de ses impossibles textes ».