Pour subvertir la clôture du présent
Réflexions à partir de Circonstances 3, Portées du mot
"juif" d’Alain Badiou, et de quelques
réactions qu'elles ont suscité.
Livio
Boni, Andrea Cavazzini
1. Lustration. On prétend aujourd’hui en France que les intellectuels et les penseurs
qui ont été, par leur trajet, autre chose que des bons républicains ou des
défenseurs des sacro-saintes causes humanistes, montrent enfin patte blanche,
et prouvent qu’ils ont entamé un travail de repentance, de purification, de
« lustration » de leurs anciens
engagements, comme de toute idée de subversion, qu’elle soit dans le champ
théorique ou politique. Qu’ils avouent les « penchants criminels »
qui les ont fait appartenir au XXe siècle, sous l’emblème de la révolution, du
communisme, de la coupure épistémologique ou de toute autre forme de
« collaboration » avec ses « illusions » meurtrières.
2. Fidélité créatrice. C’est précisément ce que Badiou n’a pas
fait, au point qu’une grande partie de son œuvre philosophique semble fondée
sur l’élaboration d’une telle fidélité à l’ambition sartrienne, althussérienne,
ou lacanienne d’installer la pensée dans une démarche de rupture avec les
idéologies. C’est sans doute la réactivation proposée par Badiou des catégories
comme celles de « vérité », « sujet »,
« événement » ou « universalisme », et la façon de les
articuler dans son système, ainsi que sa fidélité revendiquée à la «passion du
réel» animant le XXe siècle, au «communisme générique», qui gêne certains
lecteurs de Badiou : qu’ils soient d’ailleurs intrigués par cette gêne et
poussés par cela à en approfondir la lecture, ou qu’ils soient repoussés par un
sentiment de résurgence d’une panoplie philosophique dont ils se croyaient,
sinon débarrassés, du moins voués à un travail de deuil sourd et interminable.
3. Transfert. D’où l’attachement de Badiou au
« court vingtième siècle », à ses catégories, figures et aventures
subjectives, qu’il refuse de loger à l’enseigne de la hubris criminelle ou du « totalitarisme », tout comme d’envisager
comme ayant été le siècle « des idéologies », en l’abordant plutôt
comme le siècle de « la passion du réel », ce qui est justement
l’inverse de l’imaginaire idéologique.
Plus que cela, son livre sur Le siècle, comme tous ses livres, témoigne de l’ambition plus générale de ne pas
refouler les événements et les noms « génériques » qui ont suivi la
Grande guerre (« révolution », « monde nouveau »,
« disparition de l’Homme et de Dieu », « avant-gardes », « dernière
guerre », etc.) en tentant de les penser « en intériorité », par
rapport à leur propre processus, en assurant ainsi un travail de transmission,
de transfert et d’intelligibilité de l’Histoire, laquelle est tout sauf
clôturée.
4. Maccarthysme. C’est sans doute d’une telle exigence de
ne pas considérer l’Histoire dans son propre auto-enfermement imaginaire, ainsi
que du refus de borner la tâche de la pensée au travail d’exorcisme d’un Mal
absolu toujours resurgissant de cendres du XXe siècle, que naît un pamphlet
comme Circonstances 3. Portées du mot « Juif » (Lignes, 2003), tout à fait en continuité avec le petit grand livre de
Badiou sur l’Éthique. Essai sur la conscience du Mal de 1993.
Toutefois, les Portées du mot
« Juif » ont entraîné des réactions
enragées, virulentes et diffamatoires, de la part de plusieurs publicistes
influents, n’hésitant à traiter Badiou de crypto-antisémite qui aurait enfin
dévoilé le démon qui agite sa pensée intempestive. Une telle approche
intimidatrice a tout récemment pris la forme d’un véritable procès idéologique
contre Badiou - sournoisement intitulé Querelle avec Alain Badiou,
philosophe (Gallimard, 2007), paru dans
« l’Infini », collection dirigée par Philippe Sollers.
C’est un mauvais coup auquel on ne peut pas
rester insensibles, car il dépasse largement la polémique personnelle, et même
le cadre de la discussion politique sur la question palestinienne, israélienne
ou « juive », faisant symptôme d’une volonté de mise au pas de la vie
intellectuelle, philosophique et politique, se servant sans états d’âme de la
stigmatisation « antisémite » pour disqualifier toute position qui ne
soit pas rangée sur les fondamentaux de l’idéologie de la fin de l’Histoire, de
l’existence du Mal absolu, de la résignation à l’état des choses et aux choses
de l’État.
5. Sutures du
mot « juif ». Or, les Portées du mot « juif » s’emploient d’abord à tenter de déjouer une appropriation sacralisante
du mot "juif" qui en ferait le
signifiant d’une clôture historique radicale pour laquelle le sens même de
l’Histoire serait éclairé par l’événement de la Shoah, dont la fondation de
l’État d’Israël ne serait que le signum rememorativum quasiment transcendantal. « Juif » serait alors – comme le
soutient Jean-Claude Milner dans ses derniers livres et interventions – le nom
emblématique de tout principe de minorité, d’un transcendantal opposé à la
dictature de la majorité, opposé à l’homologation et à l’illimité, et cela tout
au long de l’histoire, bien que ce soient la Shoah et la destruction de la
culture (Bildung) judéo-allemande qui constituent
la preuve cruciale d’un tel principe trans-historique.
Pour Milner, l’échec historique des
révolutions, nous soumet en fait à un choix impératif entre une clôture de
l’histoire par la reproduction infinie d’une humanité indifférenciée, et le
réinvestissement du principe de minorité dont le « nom juif » serait
le dépositaire (le nom, pas le « mot », car le nom lui-même constitue
pour Milner une figure de la limitation).
Face à une telle alternative, l’exception et le caractère minoritaire
incarné invariablement, anachroniquement, à travers les âges par le « nom
juif », et singulièrement par l’État qui s’en réclame (Israël)
constitueraient un remède ou un sursis (un katechon ) à cette « fin de l’histoire », l’assurance qu’à travers le
nom « juif », une exception digne de l’humanité pourrait toujours
survivre.
Une telle position – qui n’a rien de
proprement sioniste (car le sionisme n’est pas une théodicée) – illustrée par
Milner dans son matérialisme lacanisant sombre et grave, mais partagée par
toute une génération d’intellectuels français de provenance maoïste (par Benny
Lévy, de façon plus mystique et ouvertement religieuse, par Lanzmann, par Marty
aussi), présente au moins deux risques majeurs et tout à fait ruineux :
1) en hypostasiant le mot « juif » comme seul principe d’exception à l’historialité,
elle finit par rejoindre l’idée religieuse d’une Élection, tout en considérant
l’Histoire comme au fond finie (même si cette fin peut demeurer interminable,
comme l’histoire de la métaphysique chez Heidegger), car l’événement a déjà
eu lieu : la Shoah et la « re-fondation
d’Israël » (comme le dit Marty).
2) Une telle hypostase du nom
« juif » fait collapser toute une série de termes qu’on gagnerait
sans doute, du point de vue politique, à garder distincts : peuple juif,
État israélien, citoyen israélien, confession juive, judéité…alors même que
toute la Bildung judéo-allemande, objet de la
nostalgie de Milner (cf. Le juif de savoir, Fayard,
2006) a justement consisté à produire une différence entre « judaïsme »
et « judéité ».
L’intervention de Badiou est clairement vouée
à tenter de défaire le nouage dans lequel semblent s’être ligotés nombre de ses
anciens camarades mao (au risque – ce qui est bien
pire que la renégation subjective – d’y entraîner les nouvelles générations)
grâce à un habile mélange d’appropriation du nom (comme principe de
singularisation généalogique), de mélancolie révolutionnaire, et de formalisme
structuraliste. Ils fournissent ainsi un pendant élitiste à l’hégémonie de
l’idéologie qui consiste, tout simplement, à additionner criminalisation de
l’histoire + police de la pensée + défense inconditionnée de l’État.
6. L’enfermement du nom « juif » chez Jean-Claude Milner. Jean-Claude
Milner a défini l’universalisme de Badiou, et sa version paulinienne (cf. Alain
Badiou, Saint Paul. La fondation de l’universalisme),
comme un « universalisme facile », une affirmation du
« quelconque » au fond homologuante et meurtrière (cf. Le Juif de
savoir, Fayard, 2006). On citera à ce propos un passage
d’un entretien de Milner avec Mehdi Belhaj Kacem :
Le judaïsme n’est
ni un universel facile, ni un universel impossible, c’est ce que j’appelle un
universel difficile. Avec Lacan, je dirais qu’il y a au moins deux universels :
l’universel limité et l’universel illimité. L’universel n’est pas ce que la
philosophie en dit : ça n’est pas quelque chose de facile. Pour Aristote,
c’est facile en ce sens où il suffit de passer au singulier philosophique:
« Tout homme… est mortel ». Pour l’Église, il suffit de passer au
pluriel : « Tous les hommes... peuvent être sauvés, être jugés par
Dieu ». Ce passage au pluriel est crucial. Ni sous cette forme, ni sous
l’autre, l’universel n’est facile. Le témoignage de cette difficulté de
l’universel, c’est le nom juif. Puisque le nom juif
n’est pas universel, au sens où doit l’être le nom chrétien ou musulman. Jamais
on ne pourra dire que le nom juif a un rapport à l’universel sous la
forme : « tous les hommes sont juifs ». Ni même sous la
forme : « tous seront juifs ». L’universel n’est pas la forme appropriée
au nom juif. Pour autant, le nom juif a un rapport à l’universel. Ce rapport
s’énonce de la manière suivante : le nom juif peut être entendu de tous
dans la mesure où il n’est pas porté par tous. Le nom juif ne peut être entendu
par tous que dans la mesure où il n’est pas porté par tous. Le nom juif ne peut
être entendu par tous que dans la mesure où ce que l’on dit de lui-même
est : je ne suis pas porté par tous.
(italiques rajoutés)
http://antiscolastique.free.fr/html/Mehdi_JCMilner1.htm
Mais il ne faut pas se laisser dérouter par ce
nouvel avatar de l’éternelle « querelle des universaux » : il
s’agit d’un leurre qui voudrait nous détourner du véritable objet de
l’affrontement théorique. Le terme-clé est ici celui de
« témoignage » : le nom juif serait celui du témoin de la
faillite de tout universel illimité (qu’il s’agisse de
« Lumières », « Europe », « christianisme » ou
« communisme », etc.). Telle est la thèse de Milner, depuis au moins Les
penchants criminels de l’Europe démocratique (Verdier,
2002), auxquels les Portées du mot « juif »
veulent apporter une réponse sur le fond, quoique
implicite.
Le nom « juif » serait donc celui
d’une sorte d’universel réel (et donc « limité »,
« difficile ») alternatif à l’universel « imaginaire » et
« facile » de l’illimité, un « nom réel » irréductible au
symbolique (cf. François Regnault, Notre objet a, Paris,
Verdier). On voit ici à quelle sorte d’usage est pliée la triade lacanienne,
alors même qu’on reste songeurs face au couple notionnel
« facile »/« difficile » mobilisé pour régler la question
de l’universalisme.
Plus important, le « juif » se
constitue pour Milner en martyr des illusions de
l’imaginaire, martyr au sens grec de « témoin », que Giorgio Agamben
rappelle si bien au début de son Ce qui reste d’Auschwitz (à son tour stigmatisé en appendice du livre de Marty). Or, si le nom
« juif » est au fond celui du témoin, y compris du témoin privilégié
des limites de tout universalisme, on voit mal pourquoi une telle position ne
serait pas universalisable. Ce n’est pas uniquement en son nom propre qu’on est
témoin, « martyr », de quelque chose, mais au nom de tous ceux qui ne
peuvent pas témoigner, au nom des toutes les victimes. Comment concilier, dès
lors, l’idée que le nom « juif » soit pour ainsi dire la métonymie
privilégiée de cette fonction de témoignage et de vigilance universalisable à
toute victime, avec l’idée d’une opposition entre deux universalismes, dont
l’un serait « facile » et potentiellement « criminel », et
l’autre « difficile » mais garanti par l’autolimitation au nom
« juif » ? (qu’on remarque ici au passage le renversement opéré par
Milner de l’argument-maître de l’antisémitisme historique selon lequel le
« juif » représenterait le principe de l’illimité, de
« l’abstrait », du désincarné, de l’erratique sans frontière).
En ce sens, Jacques Rancière émet un
diagnostic fort lucide lorsqu’il ramène le spleen
anti-politique de Milner à une tentative de rejouer, une fois de plus,
« la haine de la démocratie » comme haine de ce qui brouille les
généalogies :
Ce
qu’il s’agit aujourd’hui de transmettre, et que le nom juif vient résumer chez
Milner, est simplement le principe de naissance, le principe de la division
sexuelle et de la filiation. [...] Le critique des « penchants
criminels » de la démocratie signifie une rupture dans l’ordre de la filiation.
Il oublie seulement que c’est justement cette rupture qui réalise, de la
manière la plus littérale, ce qu’il demande : une hétérotopie structurale du
principe du gouvernement et du principe de la société. La démocratie n’est pas
l’"illimitation" moderne qui détruirait l’hétérotopie nécessaire à la
politique. Elle est au contraire la puissance fondatrice de cette hétérotopie,
la limitation première du pouvoir des formes d’autorité qui régissent le corps
social (La haine de la démocratie, La Fabrique,
2005, pp. 37, 52, passim)
7. Une théodicée de l’État ? Il y a un lien essentiel entre les positions d’un Milner et d’un Benny
Lévy sur le statut de l’événement et une certaine apologie du pouvoir étatique.
Ces positions se laissent résumer par la thèse fondamentale selon laquelle
l’Événement a déjà eu lieu, depuis toujours, qu’il s’agisse de l’élection du
peuple juif, ou de l’extermination censée constituer l’aboutissement nécessaire
de telle élection en tant que manifestation ultime d’une irréductibilité à
l’Universel. Dans un cas comme dans l’autre, la vérité dont le nom
« juif » est porteur est donnée une fois pour toutes, n’étant plus
susceptible de développement ou de renouvellement. Du point de vue de
l’élection le nom juif est absolument inaugural, assigné à son destin unique
par une décision accomplie en dehors de l’histoire : cette assignation
transcendante fonde la pureté de l’événement en le soustrayant à tout rapport
avec une altération quelconque. La seule tâche envisageable ne saurait être que
la préservation à tout prix de cette pureté immuable : il n’y a
littéralement rien à faire de cet événement, parce que les Juifs ne peuvent que
se soumettre au destin de leur naissance (Benny Lévy définissait l’identité
juive, d’après Levinas, comme pure passivité), et les non-Juifs ne peuvent y
participer que par le refus et la haine. On ne peut qu’essayer de préserver
l’événement de toute menace d’effacement – par là, l’histoire entière est
réduite à une vague obscure qui menace toujours d’engloutir l’éclat originaire
d’une vérité déjà accomplie. D’où le privilège accordé à l’État (et singulièrement
à l’État d’Israël) comme seul rempart contre cette vague immense de chaos et
d’oubli. La transcendance de la violence étatique – dont l’essence est, selon
W. Benjamin, la position et la conservation du Droit, donc de l’Ordre et de la
Limite – est la seule idée de politique acceptable du point de vue d’un
événement réduit lui-même à la transcendance d’un ordre immuable.
Dès lors on comprend mieux pourquoi toute idée
d'État binational israélo-palestinien - soutenue par Badiou - paraît menacer
une telle fonction "katechontique" , car elle "laïcise" la
question de l'État en vidant ce dernier de son statut théologico-politique.
8. Quelques conséquences. Plusieurs remarques s’imposent d’emblée :
1)
Il n’y a pas de place pour les oppositions histoire/mal et vérité/transcendance
dans la perspective d’Alain Badiou, dans laquelle il s’agit de créer et de
réactiver des vérités éternelles (jamais de préserver du déjà-donné) dont le
déploiement est justement ce qui confère consistance à l’histoire. Celle-ci est
donc l’espace organisé et travaillé par l’invention des vérités et par la
répétition des événements – et pas du tout l’obscurité qui menacerait l’éclat
du Vrai ;
2)
Comme il n’y a que l’État qui puisse faire obstacle au Mal, toute initiative
politique « d’en bas », voire toute mobilisation collective, fût-elle
contre l’anti-sémitisme et les politiques qui en découlent, devient suspecte.
Dans cette perspective, toute déclaration collective participe en dernière
instance de l’obscurcissement chaotique, parce que toute déclaration ouvre une
séquence dont les effets sont nécessairement différents de la pure conservation
d’une vérité donnée à jamais. Une déclaration de telle sorte, si elle ouvre sur
une pratique politique émancipatrice, est par là même créatrice, et par conséquent en excès sur toute définition
« ordonnée » des limites d’une situation – définition qu’il revient
justement à l’État de produire. Comme pour Milner la signification du mot
« juif » relève entièrement de la possibilité de définir une situation
comme soustraite à toute altération (la situation juive comme passivement
assignée à son destin d’Élection et Tradition), il n’y a que l’État qui puisse
opérer cette définition sur le plan de la politique concrète. La conséquence
sera paradoxale mais nécessaire : toute mobilisation collective contre les
discours et les pratiques antisémites est impossible, puisque la simple notion
d’une action collective dans l’histoire est déjà bel et bien une menace qui pèse
sur l’intangibilité du mot « juif », dont la situation doit être
limitée a priori et exemptée de tout engagement
avec l’historicité. Pour la logique de Milner et Lévy, la lutte contre
l’antisémitisme est elle-même antisémite, parce
qu’au cours de cette lutte le mot « juif » devrait nécessairement
acquérir des significations nouvelles, entrer dans des nouveaux rapports avec
les non-Juifs, devenir un opérateur de pratiques politiques imprévisibles, et
dont les destinataires ne seraient pas déterminés à l’avance. Bref, le mot
« juif » se découvrirait en excès sur toute situation limitée a
priori, en sortant par là du cadre des vérités
prétendument transcendantes : un tel usage du mot « juif » est
l’usage qu’en firent Freud et Spinoza, en le nouant à jamais aux destins de
l’universel. On comprend dès lors, en quel sens le mot « juif » se
constitue en exception par rapport à ce qui est pour Badiou l’axiome
fondamental du matérialisme démocratique : « il n’y a que des corps
et des langages » (cf. préface à Logiques des mondes, 2006, pp. 15-16.).
Il y avait, outre l’enjeu conjoncturel
politique et idéologique, un enjeu philosophique pour Badiou à examiner les
portées du mot « juif » : c’est que précisément dans notre
conjoncture, l’usage de ce mot, l’attribut concentré d’exception qui lui est
prêté, peut sembler contredire, alors qu’il la fonde, la proposition axiomatique du matérialisme démocratique (« il
n’y a que des corps et des langages », qui peut pourtant se dire aussi
« il n’y a que des individus et des communautés »). À y regarder de
près, en fait, c’est bien ce point d’exception qui se révèle fondateur de la
consistance de l’énoncé, en accord avec la logique de la théorie des ensembles,
pour laquelle tout ensemble consiste à partir d'un point qui n'y est pas pris
en compte).
9. La Shoah comme principe
d’intelligibilité de l’histoire. En conclusion
d’un texte daté d’avril 2001 et suscité par le « scandale » engendré
par les livres de Peter Novick (The Holocaust in American Life) et Norman Finkenstein (L’industrie de l’Holocauste. Réflexions sur
l’exploitation de la souffrance des Juifs), Jacques
Rancière nous livre une analyse de la portée assumée par la question du statut
de la Shoah dans les philosophies de l’histoire contemporaines :
Il est possible
alors de comprendre la temporalité singulière selon laquelle le génocide nazi a
été transformé après-coup en coupure historique. Novick et Finkenstein
rappellent que l’holocauste était peu présent dans la conscience occidentale
après 1945. Ils attribuent à la guerre israélo-arabe et à la victoire israélienne
de 1967 le retournement des esprits. Mais c’est plus encore dans les années
1990 que s’est imposée la vision de l’holocauste comme événement coupant en
deux l’histoire du monde. Clairement cette coupure rétrospective marquait le
deuil d’une autre coupure de l’histoire du monde, celle qui s’était appelée
révolution, et dont les derniers avatars s’étaient écoulés dans la chute de
l’empire soviétique et dans l’espérance déçue de voir naître de ses ruines une
démocratie régénérée. C’est dans ce contexte que l’irréductibilité de
l’holocauste est devenue la récusation emblématique de la pensée marxiste de
l’histoire, comme rationalité globale des faits historiques et comme
temporalité orientée par une promesse d’émancipation. L’invocation de
l’« immémoriale » haine des Gentils contre les Juifs et l’affirmation
de l’impossibilité, après Auschwitz, de penser et de vivre comme avant, sont
bien plus que l’argument intéressé dénoncé par Finkenstein [un soutien
inconditionnel des politiques d’Israël]. Elles opèrent
un renversement emblématique de la direction du temps en opposant aux promesses
du futur l’hypothèque d’un passé immémorial, qui n’en finit pas de passer. Si
l’explication entre les partisans de l’exceptionnalité du génocide juif et ceux
qui veulent l’intégrer dans le grand entrelacement historique et mondial des
causes est si violente, c’est qu’elle met en présence deux avatars des
certitudes militantes et de l’attente historique d’hier. Les uns ont retourné
la grande promesse en poids d’un passé immémorial, les autres veulent en
maintenir la vigueur, fut-elle de simple fureur argumentative. La querelle sur
l’holocauste est aussi un deuil de la pensée révolutionnaire» (Chroniques
des temps consensuels, Paris, Seuil, 2005, pp.
100-101).
C’est bel et bien un des mérites majeurs de Circonstances
3 que celui de ne pas opposer à une telle
« hypothèque d’un passé immémorial » une simple « fureur
argumentative » ou, pire, une rationalisation de l’histoire visant à noyer
la singularité de l’extermination dans la liste interminable des formes de domination
de l’homme sur l’homme. Car il n’y a pas, pour Badiou, de philosophie de
l’histoire, ni même d’Histoire au sens d’une unité totalisable, mais uniquement
une série d’événements faisant trou dans l’historial, l’ouvrant ainsi à son
propre excès. Or, il est impératif que de pouvoir penser l’événement –
catégorie fondamentale dans toute pensée contemporaine, sans le dissocier du
concept de « sujet », car la pensée spontanée de l’événement se
trouve prise dans un double bind, dans une double
contrainte:
La
preuve du réel se fait aujourd’hui doublement : par l’insertion des
phénomènes dans un enchaînement de causes et d’effets et, à l’inverse, par leur
caractère brut, sans raison. Si cette dualité est au cœur du conflit théorique
sur l’holocauste, c’est, bien sûr, parce que le processus de l’extermination et
de la disparition programmée des traces ont imposé le long détour de la reconstruction
argumentative pour imposer la réalité des faits. Mais c’est aussi parce que l’impossibilité
d’assigner une raison nécessaire et suffisante met en cause la rationalité des
phénomènes politiques et sociaux. (J. Rancière, Op. cit., pp. 99-100)
10. Le devoir de penser le nazisme. C’est donc sur l’exigence de penser le nazisme comme politique, sans le rabattre ni sur une figure de «l’impensable», ni sur une
philosophie de l’historial (dont l’extermination des Juifs d’Europe serait à la
fois l’accomplissement et « l’interruption »), ni sur l’argument du
Mal absolu (« catégorie abstraite et circulante où la singularité se
dissout »), que revient Badiou dans le fort précieux chapitre V de Portées
du mot « juif », intitulé « Contre le
négationnisme », où on en retrouve, entre autre, la définition suivante:
Qui
sont ceux qui déclarent, aujourd’hui, qu’il n’y a pas eu les chambres a gaz et
l’extermination des juifs d’Europe ? Qui sont les tenants de cette
énormité provocatrice et tortueuse ? Quelle est la vérité de leur
message ? Nous avons vu que cette vérité était hitlérienne. A leurs yeux,
Hitler a fait ce qu’il a pu, on n’a à ce jour pas fait mieux. Mais la tâche est
inachevée. La guerre totale contre les juifs doit se poursuivre. Nier les
chambres à gaz veut dire : il en faut encore et toujours. Leur négation de
ce qui a eu lieu, de ce qui est pour toujours, est en réalité un devoir-être.
Un devoir-être absolu antisémite (p. 70).
Le négationnisme est donc un impératif absolu,
un désir de compléter la geste hitlérienne avec lequel il n’y a pas de
discussion possible, sans que cela nous exempte – bien au contraire – du devoir
de penser le nazisme comme événement singulier, et
donc insoluble aussi bien dans la catégorie de l’impensable, que du destin
historique (de la technique, des Lumières, de l’Occident, etc.), que du Mal
(toujours transitif à toute singularité et prêt à se réincarner).
11. Le nazisme et le Mal comme
simulacres de vérité. Le
nazisme peut être pensé, en un certain sens, comme un événement, dans la mesure
où il s’y installe comme « simulacre », un « semblant »
d’événementialité destiné à imiter les révolutions, en premier lieu la révolution d’Octobre 17. Pour Badiou, « le Mal existe», mais
« il doit être distingué de la violence que met l’animal humain à
persévérer dans son être, à poursuivre ses intérêts, violence qui est en deçà
du Bien et du Mal », aussi bien que de toute idée de « Mal
radical ». Le Mal, y compris le Mal nazi, n’est possible que comme
« processus d’un simulacre de vérité ». C’est parce que des
événements de vérité sont possibles (en installant les sujets qui les portent
dans l’Immortalité) que le Mal devient à son tour possible, comme effectuation
d’un semblant d’événement. C’est par cette voie platonicienne, pour laquelle le
Mal n’est concevable que par rapport à l’idée du Bien, que le philosophe suggère
la possibilité de comprendre le nazisme, comme imitation d’un processus de
vérité, capable d’en imiter tous le traits formels
(mobilisation des masses, apologie de la décision et du Travailleur,
individuation impitoyable de l’ennemi, etc.), sinon que :
La fidélité à un
simulacre, à différence de la fidélité à un événement, règle sa rupture, non
sur l’universalité du vide, mais sur la particularité fermée d’un ensemble
abstrait (les "Allemands", ou "les Aryens"). Son exercice
est inévitablement de construire indéfiniment cet ensemble, et il n’y a pas
d’autre moyen pour cela que de "faire le vide" autour de lui. Le
vide, chassé par la promotion en simulacre d’un
"événement-substance", fait retour, avec son universalité, comme ce
qui doit être effectué pour que la substance soit. Ce qui se dira aussi
bien : ce qui est adressé "à tous" (et "tous", ici,
c’est forcement ce qui n’est pas de la substance communautaire allemande,
laquelle n’est pas un "tous", mais un "quelques-uns"
exerçant sa domination sur "tous") est la mort, ou cette forme
différée de mort qui est l’esclavage au service de la substance allemande.
[...]
Dans le cas du
nazisme, le vide a fait retour sous un nom privilégié, le nom de
"juif". Il y en a certes eu d’autres : les tziganes, les malades
mentaux, les homosexuels, les communistes... Mais le nom de "juif" a
été le nom des noms, pour désigner ce dont la disparition créait, autour de la
supposée substance allemande, promue par le simulacre "révolution
national-socialiste", un nom suffisant pour identifier la substance. Le
choix de ce nom renvoie sans aucun doute à son lien évident avec
l’universalisme, en particulier l’universalisme révolutionnaire, à ce que ce
nom avait en somme de déjà vide, c’est-à-dire de connecté à l’universalité et à
l’éternité des vérités. Cependant, pour autant qu’il a servi à organiser
l’extermination, le nom de "juif" est une création politique nazie,
qui n’a aucun réfèrent préexistant. C’est un nom dont personne ne peut partager
l’usage avec les nazis, et qui suppose le simulacre et la fidélité au simulacre
- donc la singularité absolue du nazisme comme politique. (Circonstances 3.
Portées du mot "juif", pp. 39-40, déjà in L’Éthique.
Essai sur la conscience du Mal, Paris, Hatier, 1993).
12. « Continuer ! » . C’est un passage crucial de Cironstances 3
que nous venons de citer. L’idée que « le nom “Juif” » comme
catégorie ontologique soit « une création politique nazie » ne
signifie pas du tout qu’il faille « renoncer » au nom
« Juif » en tant que tel, ou s’en libérer (comme feignent croire certains),
mais qu’il faille le libérer de sa captivité, de sa
sacralité ambivalente. Autrement dit : le restituer à son
« universalisme vide », à son indécidabilité incarnée par la triade
« Spinoza, Marx, Freud ».
Il faut défaire quelque chose de l’agencement
entre l’idée d’une fin de l’histoire, l’hypostase du mot « Juif »
comme reste sublime d’une telle Fin, et le soutien inconditionnel à l’État
israélien (et à l’État en général) comme ultime et seule garantie d’une telle sur-vie.
Il faut donc reconnaître à ce petit livre,
d’avoir su « mettre les pieds dans le plat » du récent surinvestissement
du mot « juif » comme signifiant d’exception par rapport au
démocratisme matérialiste, pour qui « il n’y a que des corps et de
langages » (et pas de vérités). En ce sens, le mot « juif »
fonctionne comme « phallus » du nihilisme démocratiste, et doit être
pris en compte pour en critiquer le dispositif idéologique.
Nous conclurons avec cette brève intervention
textuelle, collective et « en situation », en citant un extrait d’une
réponse à Lyotard du décembre 1988, où Badiou réaffirme la nécessité d’un
affranchissement de la pensée de toute « pathétisation »
méta-religieuse, tout en insistant sur la tâche de penser le nazisme
« comme politique » :
L’inadmissible,
c’est de me déclarer, avec quelques précautions, mais même pas tellement, antisémite.
Parce que chrétien, en plus… Là aussi, il faudrait établir une règle
raisonnable, quant au maniement de ces catégories dans nos débats. Par exemple :
peut-on soutenir, sans se faire traiter d’antisémite, que l’errance juive se
paie d’un déficit d’universalité, dès lors qu’elle maintient le thème de
l’élection, et que cette élection doit à son tour être sans relâche gagée et
multipliée dans les ritualisations de la Loi. Qu’à cet égard, l’énoncé de Paul
est suprêmement l’énoncé d’un juif progressiste
(comme Spinoza, ou Freud, ou Trotski, ou Marx, ou de millions d’autres
juifs...), à savoir : rupture de l’élection, dislocation de la Loi,
universalisation de l’errance ? Peut-on dire, aujourd’hui, que la religion
juive n’a rien de plus sympathique que la chrétienne ? Dans mes catégories,
on voit bien que l’histoire juive atteste l’infini des vérités, leur trajet
hasardeux et détourné, leur dé-localisation, l’errance, en effet. Mais au prix
d’un scellement inaugural et restreint, d’une Alliance, d’une substantialité
dispersive. Et que l’histoire chrétienne atteste l’événementialité incalculable
des vérités, leur ténacité sans loi, leur universalité. Mais au prix d’un
figement après-coup, d’un autoritarisme bureaucratisé qui gère la Douleur, d’un
despotisme morose, d’un à-peu-près étatique.
Ces deux schèmes
figuraux, ces esthétiques historiales, sont l’un et l’autre périmés. L’un et
l’autre.
Le massacre nazi
des juifs d’Europe pose à ciel ouvert les questions les plus radicales de la
politique et de son historicité. C’est une question fondamentale, mais elle est
interne à la politique comme pensée, et elle a comme tâche première de penser
le nazisme comme politique, non de catégoriser métaphysiquement les Juifs. Rien
là-dedans n’autorise la remise en selle de schèmes figuraux obsolètes et
réactifs, comme le christianisme et le judaïsme. On s’éloignerait encore plus -
s’il est possible - d’une intelligence politique du massacre des juifs
d’Europe, et donc de toute garantie de pensée contre la répétition de ce qu’il
signifiait, si on s’imaginait pouvoir inscrire le bilan de cette atrocité
historico-politique dans je ne sais quelle projection « philosophique »
d’une guerre de religion.
L’athéisme
philosophique (le mien est, je crois, absolu) ne peut avoir d’allié religieux
préférentiel.
(Alain Badiou,
« Dix-neuf réponses à beaucoup plus de questions », in Le cahier
du Collège International de Philosophie, 8, 1989, pp.
260-261)
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